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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

— Oh ! moi, j’ai des pattes, n’est-ce pas ? C’est pour cela que nous ne nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui, sabre galamment le monde, sans tacher ses gants blancs. Moi, j’assomme.

Il avait fermé les poings, des poings gras, velus aux phalanges, et il les balançait, heureux de les voir énormes. Clorinde prit la seconde tartine, dans laquelle elle enfonça les dents, toujours songeuse. Enfin, elle leva les yeux sur Rougon.

— Alors, vous ? demanda-t-elle.

— C’est mon histoire que vous voulez ? dit-il. Rien de plus facile à conter. Mon grand-père vendait des légumes. Moi, jusqu’à trente-huit ans, j’ai traîné mes savates de petit avocat, au fond de ma province. J’étais un inconnu hier. Je n’ai pas comme notre ami Kahn usé mes épaules à soutenir tous les gouvernements. Je ne sors pas comme Béjuin de l’École polytechnique. Je ne porte ni le beau nom du petit Escorailles ni la belle figure de ce pauvre Combelot. Je ne suis pas aussi bien apparenté que La Rouquette, qui doit son siége de député à sa sœur, la veuve du général de Llorentz, aujourd’hui dame du palais. Mon père ne m’a pas laissé comme à Delestang cinq millions de fortune, gagnés dans les vins. Je ne suis pas né sur les marches d’un trône, ainsi que le comte de Marsy, et je n’ai pas grandi pendu à la jupe d’une femme savante, sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau, je n’ai que mes poings…

Et il tapait ses poings l’un contre l’autre, riant très-haut, tournant la chose plaisamment. Mais il s’était redressé, il semblait casser des pierres entre ses doigts fermés. Clorinde l’admirait.

— Je n’étais rien, je serai maintenant ce qu’il me plaira, continua-t-il, s’oubliant, causant pour lui. Je suis