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la nation. Il sentoit que les mêmes loix n’étoient pas bonnes pour un gouvernement guerrier ou commerçant, & qu’une législation propre à favoriser le commerce & l’industrie pouvoit devenir un jour funeste à cette colonie, si ses voisins s’aguerrissoient, & si les circonstances exigeoient que ce peuple fût plus alors guerrier que commerçant.

Abolir une loi que les circonstances rendent inutile ou désavantageuse, c’est protéger l’état, c’est faire le bien général qui est toujours la loi suprême, & devant laquelle les autres doivent se taire.

La puissance qui a fait les loix peut sans doute les abolir ; mais elle n’usera que modérement de cette faculté : elle y apportera tous les égards, tous les ménagemens, toutes les précautions, toute la solemnité qu’exige la sainteté des loix. Elle n’annulera point d’anciennes loix, à moins qu’elles ne soient manifestement préjudiciables. L’abolition des loix & des coutumes consacrées par le temps est un remède violent qui ne peut être autorisé que par l’excès du mal auquel on veut remédier. Ne vaut-il pas mieux laisser subsister une loi, lorsqu’elle est ancienne & qu’elle est bonne à quelques égards, que de l’abolir pour lui en substituer une meilleure ? Les loix antiques sont respectées par leur seule ancienneté. On leur obéit par l’habitude de leur obéir : tout marche de soi-même en vertu du mouvement imprimé & reçu. Il faut de nouveaux efforts pour mettre en train la machine politique, lorsqu’on en change l’allure ; & on éprouve, sur-tout dans la politique, que le mieux est l’ennemi du bien.

Cependant il ne faut pas négliger ce mieux, lorsqu’on peut se flatter d’y parvenir sans beaucoup d’inconvénient. C’est à la sagesse du législateur de comparer le degré de bonté de la loi qu’il veut introduire, avec les désavantages de celles qu’il veut abolir ; les inconvéniens actuels de ce changement, avec le fruit qui doit en résulter par la suite. Cette combinaison est délicate ; elle exige des connoissances supérieures, une grande prudence, un tact sûr. Il n’y a peut-être rien de plus épineux dans l’administration des états, rien dont le succès soit plus incertain que l’abolition des loix & des usages qui ont prévalu pendant long-temps. S’il est si difficile d’extirper d’anciens abus qui ne sont point autorisés, quels obstacles ne doit-on pas rencontrer dans l’abolition des loix ? Le législateur qui se croira dans la nécessité indispensable de faire de tels changemens, imitera la nature qui produit lentement ses ouvrages ; & les laisse périr par degrés. Il préparera doucement les voies ; il pressentira la disposition des esprits ; il mettra d’abord en usage tout ce qui peut décréditer insensiblement l’ancienne loi & faire desirer la nouvelle. Pour réussir, il faut qu’il amène imperceptiblement les choses au point nécessaire, pour que la loi qu’il abolit semble tomber d’elle-même, comme par un effet du hasard, des circonstances, ou du vœu de la nation, plutôt que par un coup prémédité & par une volonté marquée du législateur. Alors le désordre finissant sans violence, le bien s’opérera sans peine, & la nouvelle loi, trouvant tous les esprits disposés à la recevoir, semblera presque affermie par l’habitude.

Sans ces ménagemens, l’abolition des loix sera toujours une opération dangereuse. Le peuple, quoiqu’ami de la nouveauté, est néanmoins esclave de l’habitude. Il murmure si l’on touche à ses usages, & aux loix auxquelles il est accoutumé. Comme il n’examine rien d’une manière profonde, la routine lui tient lieu de principe & de raisonnement. Les changemens le troublent & l’indisposent, & ceux qui les font essuient toute sa mauvaise humeur. On se demande si le nouveau législateur est plus sage, plus habile que ses prédécesseurs ; on l’accuse de manquer de respect pour les formes établies ; on lui reproche un amour-propre qui souffre difficilement le bien qu’il n’a pas fait ; on examine sa conduite ; on va jusqu’à lui supposer des vues peu conformes au bien public ; on discute la nouvelle loi qu’il veut substituer à l’ancienne ; & comme le peuple est souvent un mauvais juge, sur-tout lorsque la prévention l’aveugle, l’innovation rencontre une multitude d’obstacles.

Il faut prendre garde aussi de se laisser tromper par l’apparence d’un bien qui peut ne pas avoir dans la pratique toute la réalité que la théorie lui suppose. Les hommes les plus portés à l’abolition de certaines loix, coutumes ou formes politiques, qui leur semblent préjudiciables à l’état, ou moins utiles que d’autres qu’ils veulent établir à leur place, sont pour l’ordinaire d’un caractèr ardent. Les génies médiocres ne s’écartent guères des routes battues. Lorsqu’ils voient les abus, ils en cherchent la cause ; &, dès qu’ils l’ont trouvée, ils tâchent d’y appliquer le remède qu’ils jugent convenable, mais avec le moins d’innovation possible. Si leurs opérations ne sont pas brillantes, elles sont plus tranquilles ; ils perfectionnent le systême qui se trouve en vigueur ; ils cherchent à en tirer parti, &, on doit l’avouer, cette méthode à moins d’inconvéniens. Les hommes d’un génie supérieur au contraire ont des vues très-vastes ; ils ne se contentent pas volontiers des établissemens actuels, parce que les inconvéniens qui en résultent, les frappent plus que le bien qu’ils produisent. Ils tendent à la perfection : cet essor les entraîne, & rien ne les arrête. Leurs yeux élevés vers cette perfection qui les appelle, ne voient pas les détails qui feront échouer leur nouveau systême dans la pratique : ils oublient que l’inconstance du législateur décrédite les loix : ils n’observent pas qu’il y a, dans les corps politiques comme dans les corps physiques, des raisons cachées qui rendent souvent impossible