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DISCOURS SUR L’OBJET DE LA MORALE.


faut lui en faire un tableau vif & animé qui les lui retracé avec énergie. Si on ne lui peint fortement tout ce qui les accompagne, il accuse bientôt celui qui veut les attaquer, de n’en pas connoître la force & l’empire ; il est même prêt de mépriser un être qu’il croit assez mal organisé pour n’avoir pas connu les plus puissantes sensations de la nature. Souvent même le philosophe qui parvient à force de travaux à dominer les penchans, ne paroît à ceux qui le considèrent dans le lointain, qu’un homme peu sensible, dont l’insipide bonheur & la stérile sagesse ne méritent pas d’être enviés. Mais s’il peint vivement les erreurs & les excès auxquels le cœur humain est naturellement si disposé, on sentira bientôt que ce n’est point une profonde combinaisson qui lui fournit des tableaux si animés, mais qu’il les puise dans les souvenirs de son cœur. Il intéresse en se montrant foible, il encourage en laissant voir la possibilité du triomphe ; il prévient avec rapidité toutes ces objeâions qui naissent des murmures de nos passions. Cent fois son propre cœur les lui a faites, & il est accoutumé à y répondre ; il se rappelle quels heureux mouvemens ont triomphé en lui des dispositions qui l’eussent entraîné dans le vice ; il réveille ces mouvemens chez ceux qui l’écoutent.

Telle fut la source de l’éloquence, tel est le principe du charme attaché aux écrits de J. J. Rousseau. C’est en traits brûlans qu’il a peint la vertu. Il lui donne toute la force & tout l’empire des passions, en l’élevant au-dessuss d’elles. Il remplit ce besoin d’activité qui exerce toutes les âmes généreuses. C’est sur les premiers besoins du cœur qu’il fonde la vertu.

Seul il a osé considérer l’homme loin de toutes les institutions qui modifient ou altèrent sa nature ; satisfait de trouver en lui un principe de bonté, il cherche à le développer ; il ose concevoir du bonheur pour l’homme, mais il le cherche dans un systême nouveau, ou plutôt il écarte tous les systèmes, toutes les combinaisons artificielles pour le ramener


aux loix de la nature. Il sent le besoin de reconstruire la société sur de nouvelles bâses, ou pour mieux dire, de la rapprocher de celles dont elle n’eût point dû s’écarter. Si son premier mouvement lorsqu’il a essayé de montrer tous les vices de nos sociétés, a été de condamner la société même & de reculer à la vue de la monstrueuse inégalité qu’elle consacre, il s’est bientôt élevé à un but plus digne du philosophe. Il a voulu montrer comment on pourroit rester fidèle aux plus doux penchans de la nature, au milieu même des institutions sociales. Telle a été la recherche de sa vie entière, tel est le but du plus grand de ses ouvrages, l’Emile : maintenir & préserver, voilà tout le système d’éducation qu’il conçoit. Repousser de faux besoins, suivre ceux de la nature avec la modération qu’elle même prescrit, voilà toute sa tâche, mais qu’elle est difficile dans une période de civilisation qui offre avec tant de prodigalité, de vaines jouissances achetées par les soins les plus cruels, & par les regrets les plus amers. Cependant en préservant une ame simple de tout ce que la société a de faux & de corrupteur, il l’élève à tout ce que la nature a de sublime & de touchant ; plus il cultive le jugement & le sens droit de son élève, plus il le rend propre à jouir de toutes les productions, de toutes les découvertes du génie. Toujours près de la nature, il ne peut perdre un instant le sentiment du beau quand il est fixé sur son modèle. Plus il arrache son élève aux passions sombres ou avilissantes, plus il le fait jouir des puissantes & délicieuses émotions de la nature. Il dirige toute sa vie vers l’utilité commune, & il entretient en lui cette jouissance habituelle qui, quoique familière à l’ame, l’épure chaque jour & l’anoblit davantage ; plus il le voit approcher de l’âge des passions, plus il le pénètre de l’enthousiasme de la vertu, seule digue puissante à ce torrent de délices qui assaillissent le cœur du jeune homme. Il double pour lui toutes les voluptés en les lui faisant goûter plus pures ; quel tableau que celui de l’amour dans Emile !

On peut dire de l’idée d’un premier con-