Page:Féval - Madame Gil Blas (volumes 1 à 4) - 1856-57.djvu/18

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Au devant du logis de Guéruel, deux poiriers à cidre s’élevaient : deux arbres vraiment magnifiques, dont la récolte, mise en tas, tenait la moitié de la cour. On dit dans le pays :

 « Poêre d’étringlârd,
N’en faut éq’trouais pou tuais in gars. »

Mais ces poires d’étranglard, dont il ne faut que trois pour tuer un gars, je les croquais par demi-douzaines. — Vingt ans plus tard, je voulus en mordre une. La sève acre et violemment astringente me brûla. J’étais déjà une Parisienne.

Je passais sans m’arrêter devant la maison de Guéruel, qui n’était pas beaucoup plus tendre que la Noué ; quand j’arrivais entre les deux poiriers, je me mettais à chanter la Nouzille :

Chez not’père, j’étions trouais filles.
Lon lan la,
Bêti-bêta ;
J’allions crochais la nouzille,
Bêti-bêta,
Lon lan la !

C’était le signal convenu entre mon parrain et moi.

Il travaillait à ses selles et à ses colliers devant une fenêtre basse, d’où l’on apercevait la grande route. Il m’entendait. Et Dieu sait quelle dépense de ruses il faisait pour s’absenter un instant et me rejoindre !

J’allais l’attendre sous un petit bouquet d’ormes qui était au revers de la route. Je ne l’attendais jamais longtemps.