Page:Féval - Rollan Pied-de-Fer (1842).pdf/29

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LA SYLPHIDE. 323 pas; mais, tant que vivrait cet homme, le sang d'Avaugour serait en péril, et ma tâche resterait inaccomplie... Anne, je vous remercie, reprit-il à voix haute; je profiterai de votre avis. 1 Dieu soit donc beni! s'écria celle-ci en joignant les mains. Elle se dirigea vers la porte. Au bout de quelques pas, elle se retourna ; une larme brillait à sa paupière. -Rollan, dit-elle... pardon, si je vous nomme ainsi, Monseigneur; c'est un souvenir loin- tain et trop souvent évoqué... vous m'avez demandé si je suis beureuse; avant de vous quitter, cette fois pour jamais, sans doute, je veux vous demander aussi : Êtes-vous heureux, Rollan? Celui-ci secoua tristement la tête. J'ai fait mon devoir, dit-il. - Vous souffrez ! s'écria la paysanne en mettant la main sur son eceur. Oh! Rollan ne pouvait étre un menteur et un lache... Monseigneur, depuis longtemps, je priais pour vous; j'avais devine volre sacrifice. Elle disparat à ces mots. Rollan s'était laissé tomber sur un siége; la vue d'Anne avait réveillé en lui un souvenir oublié, mais douloureux et cher à la fois. - Elle m'aimait, pensa-t-il; douze ans écoulés n'ont pu effacer mon image de son cœur... Moi aussi, , je l'aimais. Je souffris cruellement en me séparant d'elle... Et pourtant, que cette souf- france était douce, auprès de celles qui l'ont remplacée depuis! Une expression de douleur profonde vint assombrir son visage à ces dernières paroles. Rollan s'était jeté, non en aveugle, mais avec une sorte de téméraire courage, dans sa situation actuelle; il avait pu frénir en mesurant l'étendue du sacrifice; il n'avait point reculé. Il ne s'agissait pas ici seulement d'abandonner une femme aimée pour vivre dans une austère solitude; il lui fallait se résigner à voir tous les jours, à toute heure, une autre femme, aimée aussi naguère, aimée d'un premier et d'un plus fort amour, une femme qui restait environnée pour lui jusqu'alors du pres- tige de l'éloignement, irrésistible seduction pour ces àmes vigoureuses, intelligentes, mais con- templatives et chevaleresques, comme était l'âme de Rollan. Il approcha Reine et la trouva plus belle; tous deux pleurèrent ensemble sur la mémoire de Julien d'Avaugour, et Rollan sentit sa jone se mouiller de larmes que ne faisait plus couler la perte de son ami. Libre, il eût pris la fuite; un implacable devoir le relenail cloué à ce poste périlleux. Et son martyre continuait. Tous les soirs le faux chevalier se relirait en cérémonie dans la retraite de la dame d'Arangonr, Arthur venait; Rollan déposait sur son front le baiser paternel, sur son front que venait d'ef- fleurer la lèvre de Reine. Ensuite, les femmes s'acquittaient de leur office et les deux époux restaient seuls. Alors Rollan mettait un genou en terre: - Dieu garde la noble veuve de mon seigneur! disait-il. Il ouvrait une porte cachée sous les draperies de l'alcove et disparaissait Cela dura douze années. En vain Rollan cherchait dans les travaux polifiques, dans l'éducation du jeune Arthur, un remède à l'obsédante passion qui le torturait; la présence de Reine, sap- plice continuel, implacable, ne lui donnait point de relâche. A la longue, une pensée Ini vint qui redoubla l'amertume de sa vie; il crut lire dans les yeux de la dame d'Avaugour l'expression d'un sentiment qui n'était point de la reconnaissance. Il ne faiblit pas, mais la mesure était comblée; il se sentit lentement dépérir. Une fois, peu de jours avant l'époque où nous sommes arrivés, à l'heure où le courrier quittait d'ordinaire la chambre conjugale, Reine le retint et lui montra du doigt un siege; il s'assit, trem- blant et priant le Ciel de lui donner courage. La scène fut courte: la dame d'Avauguur, parlant avec une entière franchise, dit à Rollan qu'elle avait dès longtemps deviné son secret; elle dit encore qu'il n'était qu'un prix pour récompenser son généreux devouement: le monde croyait qu'ils étaient époux; d'ailleurs, unl ne pourrait la blamer de donner sa inain au constant pro- tecteur de son fils, au ferme défenseur des libertés bretonnes. Quand se tut Reine de Goello, Rollan ne répondit point, son front plissé, sa jone pale qui s'em- pourprait subitement, pour devenir aussitôt après plus livide, sa respiration difficile et pressée, tout disait le suprême combat qui se livrait dans son âme. Il se leva enfin, et, l'oeil en feu, les bras tendus, il s'élança vers la dame d'Avaugour; mais au moment où sa bouche s'ouvrait pour accepter et rendre grâce, un tressaillement convulsif s'empara de lui, son regard s'éteignit ;'il lomba à genoux : - Dieu garde, dit-il d'une voix mourante, Dieu garde la noble veuve de mon seigneur 1 A dater de cet instant, sa résolution fut prise; il eut peur de se laisser vaincre à la fin. Qu'il exagérât ou non le scrupule, Rollan était de ceux pour qui la récompense gate le dévouement; d'ailleurs, la volonté de Reine de Goello ne pouvait lui conférer le nom qu'il avait pris sans droit; Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nedonale de France