Page:Féval - Rollan Pied-de-Fer (1842).pdf/4

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260 LA SYLPHIDE. douloureux souvenir. Mais bientôt les paroles acerbes de Corentin le ramenèrent au sentiment du présent. - C'est vrai, dit-il. Autant ce lieu qu'un autre; il faut en finir. A la bonne heure! s'écria joyeusement Corentin en mettant bas sa veste. La lune, voguant entre les nuages, comme une blanche nef entourée d'écueils, éclairait la scène; pour un instant, les deux champions se voyaient aussi distinctement qu'en plein jour. Ils saisirent leurs bâtons par le petit bout; les coups retentirent, drus, précipités, comme les fléaux sur le chaume au temps de la moisson. Corentin était passé maitre au maniement de cette arme du paysan breton: tantôt il assenait de terribles coups, laissant à son båton sa longueur entière et tout son poids; tantôt l'emploignant par le milieu, il commençait un moulinet imprévu, rapide, étourdissant, afin de faire sauter l'arme de son adversaire. Mais Rollan se montrait vif à la parade. Sans avoir la même habileté que Corentin, il se convrait toujours avec un inaltérable sang-froid. et plus d'une fois le géant recula d'un pas, en sentant le vent du bâton de Rollan à quelques li- gnes de son visage. D'abord, chaque fois que la lune glissait sous un nuage, ils s'arrêtaient d'un commun accord; mais ensuite, animés par l'ardeur du combat, ils frappèrent sans relâche: l'obscurité neutralisant l'adresse, les coups arrivaient à leur destination; le gros bout du bâton rebondissait sur la chair. Et la lutte se prolongeait, silencieuse, acharnée; on n'entendait que le retentissement du bois contre le bois, et l'haleine oppressée des deux combattants. Quand la lumière reparaissait, ils se parcouraient avidement du regard, cherchant la meilleure place pour frapper on coop décisif ; chacun cherchait aussi quelque blessure au corps demi-na de son adversaire rien. Tous deux restaient également intacts, et la lumière, leur rendant leur adresse, ne faisait que prolonger la bataille. 1 Au bout d'une heure, Corentin jeta au loin son baton et se coucha par terre; Rollan retint son bras levé. Tandis que le colosse, baletant, épuisé, se roulait sur le gazon humide, Rollan se contenta de passer sa main sur son front, où brillaient quelques gouttes de suenr. - Le bâton ne vaut rien, dit-il en brisant le sien sur son genou. Luttons. Il releva les manches de sa chemise de grosse toile; Corentin resta im mobile. - Luttons! répéta le courrier. Le géant reprit haleine par une dernière et bruyante aspiration, puis il se releva. - Auparavant, dit-il avec un sauvage orgueil, donne ton âme à Dieu. Ils se jetèrent les bras en bandoulière autour du corps. Dans ce combat nouveau, Corentin avait, à cause de sa haute stature, un avantage terrible sur le courrier; mais sans doute ce dernier possédait une énergie musculaire de beaucoup supérieure, car, malgré le poids écrasant que fai- sait peser le rustre sur ses reins, il demeura inébranlable. La lutte fut longue et inntile encore. Quand ils se làchèrent, leurs épaules saignaient, leurs chemises tombaient en lambeaux. Le diable ne veut pas ! murmura Corentin en se laissant choir de nouveau. Ce sera parlie remise. Rollan remettait tranquillement sa veste. Pour un spectateur impartial de cette scène, il eût élé évident que le courrier d'Avangour, en accordant cette seconde trêve, faisait grâce à son adver- saire; il se mit en effet incontinent à parcourir le tertre de long en large et d'un pas ferme; Co- rentin, lui, respirait à grand effort, incapable de se mouvoir. J'ai mon couteau, dit Rollan après un instant de silence. Corentin se sentit frissonner. - - Que le démon t'échaude! grommela-t-il. Puis il ajouta tout haut d'une voix doucereuse :- Mon frère, moi je n'ai pas le mien. Ce disant, il faisait adroitement glisser le couteau, qui pendait au revers de sa veste, entre sa chemise et sa peau. Rollan fit un geste d'impatience, et continua sa promenade. Le ciel s'était entièrement décou- vert, et la lumière de la lune descendait d'aplomb sur sur son visage. Corentin, qui le suivait de l'oeil, remarquait avec un effroi superstitieux que son souffle était lent et calme; ses traits reposés ne gardaient aucune trace de fatigue. Est-ce un homme? se demandait le rustre. - C'est toi qui l'as dit, reprit Rollan qui se rapprocha tout à coup : il faut en finir ! - Bon frère, soupira Corentin, dont la voix se faisait de plus en plus humble, ne veux-tu point attendre à demain? Je n'attends rien; debout! - Je suis trop las, mon excellent compère. Source gallica bnf.fr/Bibliothèque nationale de France