Page:Féval - Rollan Pied-de-Fer (1842).pdf/9

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LA SYLPHIDE. 275 vait rendre plus clairvoyant. Le commandeur de Kermel faisait tous les soirs le brelan de M. le prince; sa plus grande crainte en ce monde était de voir sa pupille se prendre d'amour pour Julien, ce qui eüt rompu brusquement toutes ses mesures et donné gain de cause au chevalier. Gauthier de Penneloz, exclusivement occupé, en apparence, des fêtes de madame la reine-mère, et des grands seigneurs de la Fronde, ne perdait pas de vue ses ambitieux espoirs; il travaillait secrèteinent sans relache."La présence continuelle de Julien, ou plutôt de Rollan qui affectait de rester sans cesse à portée de son regard, le rassura d'abord, sa passion pour le jeu aidant; d'un autre côté, Mlle de Goello, confiée en entrant aux soins d'une dame de la reine, lui in- spirait peu d'inquiétudes; pourtant, à la longue, cette persistance même que mettait M. d'Avau- gour à ne point se mêler aux danses fit réfléchir le commandeur. Il avait remarqué qu'à un cer- lain moment de la nuit le chevalier disparaissait, pour revenir aussitôt, il est vrai; mais, après son refour, quelque chose était changé dans sou maintien; M. d'Avaugour était bien encore un seigneur de riche taille et de galante tournure, mais il semblait porter moius fièrement ses plumes et son velours. Comme le faux chevalier avait soin de se tenir à distance, regardant distraitement quelque jeu d'hombre, ou se laissant aller à la réverie, Gauthier garda quelque temps ses soupçons sans pouvoir les éclaircir; mais enfin, la nuit même où Reine de Goéllo avait été prise des douleurs de l'enfantement, l'inquiétude du commandeur, parvenue à son comble, lui fit jeter là les cartes plus tôt que de coutume. Il s'approcha vivement de M. d'Avaugour, qui, appuyé au mur, dans l'embrasure d'une fenêtre, n'eut pas le temps de l'éviter. Le commandeur ne dit pas une pa- role; du premier regard il avait découvert la feinte. Furieux, il fit le tour des salons et des galeries, cherchant partout sa pupille, et ne la trouvant, bien entendu, nulle part. De guerre lasse, il descendit, demanda son carrosse, et ordonna qu'on bralát le pavé jusqu'à son hôtel. A cette heure, la fille des comtes de Verlus élait encore chez M. d'Avaugour. Si l'ordre du commandeur eût été exécuté, c'en était fait du secret de Reine; mais, tandis que le commandeur parcourait les salons, Rollan était descendu, lui aussi; une bourse pleine passa des poches de sou pourpoint dans la main du cocher, auquel il fit la leçon. Par suite, Gauthier de Penneloz, pendant la majeure partie de la nuit, se démena furibond, au fond de son carrosse, sans pouvoir faire entendre raison à ce valet, qui, sans nul doute, ivre mort, s'obstinait à chercher l'hôtel de son maitre partout, excepté en son-lieu. Rentré enfin chez lui, le commandeur se fit annoncer chez Reine; celle-ci reposait; n'osan! fouler aux pieds, malgré sa colère, ce sentiment qui faisait un sanctuaire de la retraite d'une femme, il rongea son frein jusqu'au jour. Mais on doit croire qu'il ne fut point complètement la dupe de tout ce manege, car, huit jours après, ses équipages reprenaient la route de Bretagne, et la pauvre Reine, les farmes aux yeux, envoyait de loin un dernier adieu au Louvre, théâtre de son éphémère bonheur. A dater de cet instant, les fonctions de Rollan près du chevalier d'Avaugour prirent un caractère tout autre. Il s'était fait violence pour accepter le douteux office que nous venons de le voir rem- plir; son âme était fière autant que put l'ètrefjamais àme de gentilhomme; il fallut pour le dé- terminer une circonstance qui eût influé sur un autre en sens diametralement contraire: sou amour pour Reine deGoëllo. Lié au chevalier par un de ces dévouements sans bornes qui prennent racine parfois au coeur des Bretons de hon sang et ne finissent qu'avec la vie, il se complut dans la pensée de son double sacrifice; il fit faire à la fois son orgueil et son amour. D'ailleurs, pour un ami fidèle et intelligent comme était Rollan,. il y avait en tout ceci un côté sérieux; Julien loyal et passionné, ne voyait dans Reine que sa maitresse et sa femme, Rolla n voyait aussi en elle un marchepied pour arriver au trône de Bretagne. Le courrier d'Avaugour n'était point, au fond du cœur, partisan de la scission absolue; son jugement droit et supérieur lui disait que cette chimère, réalisée par hasard, serait pour son pays une source féconde de malheur; il ser- vait d'autant plus volontiers le chevalier, qu'il avait cru découvrir en lul le germe d'une politique Semblable. Il travaillait donc, chef de parti, autant et plus que Julien lui-même, mais dépouillé de toutes vues personnelles, pour son frère qu'il aimait, et avant tout pour la Bretagne et la con- servation de ses libertés menacées. Après le départ du commandeur, il reprit la veste collante et l'étroite ceinture de cuir du courrier. Deux fois par mois on aurait pu le rencontrer, cheminant sur la route de Bretagne, et dépassant par la rapidité de sa marche les coches les mieux attelés. A Reunes et dans les assem blées centrales des Frères Bretons, il ne se montrait jamais; c'est sur les paysans et les gentils- hommes campagnards qu'il exerçait son influence. Pour la haute noblesse, Rollan avait un puis- sant et actif suppléant dans la personne de Jean, sire de Châteauneuf, cadet de la maison de Rieux. Ce dernier avait longuement et souvent conféré avec le courrier; il s'était rallié à sa po- Source gallica.bnf.fr/ Bibliothèque nationale de France