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moments me traversaient l’esprit. C’était une obsession passagère, qu’effaçait la mobilité de l’âge. Néanmoins la redoutable question revenait, tirée de l’oubli par quelque incident.

Un jour, passant devant un abattoir, je vis arriver un bœuf conduit par le boucher. L’horreur du sang a toujours été pour moi insurmontable, en mes jeunes années, la vue d’une blessure saignante m’impressionnait au point de me faire tomber sans connaissance, ce qui plus d’une fois a failli me coûter la vie. Comment le courage me vint-il de pénétrer dans l’horrible officine où l’on égorge ? Le noir problème de la mort me stimulait sans doute. J’entrai, suivant le bœuf.

Lié aux cornes par une solide corde, le mufle humide, le regard pacifique, l’animal s’avance comme s’il gagnait la crèche de son étable. L’homme précède, la corde en main. On entre dans la salle de mort, au milieu d’une buée nauséabonde qu’exhalent des entrailles répandues à terre et des flaques de sang. Le bœuf reconnaît que ce n’est pas l’étable ; la terreur lui rougit l’œil ; il résiste, il veut fuir. Mais un anneau est là, sur le parquet, solidement fixé à une dalle. L’homme y passe la corde et tire à lui. Le bœuf baisse le front ; du mufle, il touche à terre. Tandis qu’un aide le maintient par la corde dans cette position, le boucher prend un couteau à lame pointue, un couteau pas menaçant du tout, guère plus grand que celui que j’ai moi-même dans la poche de ma culotte. Un moment il cherche du doigt derrière la nuque de l’animal, et dans le point choisi il plonge la lame. Le colosse tremble un instant et, comme foudroyé, tombe ; procumbit humi bos, ainsi que nous disions alors.