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VIE D’APOLLONIUS.

amour qu’on peut aisément reconnaître dans une comparaison de son poëme, dans laquelle il représente un homme éloigné de sa patrie, tournant avec ardeur ses pensées vers elle. La vivacité et l’énergie du tableau ne peuvent être que l’effet du sentiment, el l’on sent que tous les traits partent du cœur[1].

L’île de Rhodes était depuis longtemps le séjour des beaux-arts et la retraite des illustres malheureux. Apollonius, à l’exemple d’Eschine, y éleva une école de littérature, et s’y vit bientôt entouré d’une foule de disciples. Le poëme qu’il avait publié à Alexandrie, avait été, comme on peut l’imaginer, fort mal reçu de Callimaque et de ses partisans. Profitant sagement des critiques qu’on en avait faites, il s’appliqua soigneusement à corriger les défauts dans lesquels sa jeunesse peut-être l’avait entraîné et y ajouta de nouvelles beautés.

Cette seconde édition du poëme des Argonautes eut le plus grand succès, non-seulement à Rhodes, mais même à Alexandrie. Les Rhodiens adoptèrent Appollonius pour un de leurs concitoyens et lui décernèrent plusieurs honneurs. Ce fut alors que la reconnaissance lui fit prendre le surnom de Rhodien, par lequel on le distingue ordinairement des auteurs qui ont porté le même nom[2].

Après avoir passé une grande partie de sa vie à Rhodes, et peut-être seulement après la mort de Callimaque, Apollonius fut invité de revenir à Alexandrie jouir parmi ses concitoyens de sa réputation et des honneurs qu’on lui destinait. Il se rendit à de si douces instances, il revit sa chère patrie et goûta le plaisir d’être couronné par les mains de ceux qui l’avaient flétri. Une place distinguée, l’intendance de la bibliothèque d’Alexandrie, se trouvant vacante par la mort d’Ératosthène[3], Apollonius fut choisi pour lui succéder. Son âge déjà avancé ne lui permit pas vraisemblablement d’occuper longtemps un si beau poste ; il mourut, âgé d’environ quatre-vingt-dix ans, vers la quatorzième année du règne de Ptolémée Épiphanes[4] et fut mis dans le tombeau où reposaient les cendres de Callimaque. C’était tout à la fois lui faire partager jusqu’aux derniers honneurs accordés à son maître et vouloir effacer le souvenir de leurs querelles.

Après avoir fait connaître Apollonius autant qu’il m’a été possible, je dois parler de son poëme et du jugement qu’en ont porté les anciens.

Quintilien, en parcourant les auteurs les plus distingués et qu’il importe le plus, suivant lui, de connaître, cite d’abord Homère, Hésiode, Antimaque, Panyasis et Apollonius, dont l’ouvrage lui paraît surtout recommandable par une manière toujours égale et soutenue dans le genre tempéré[5]. Le jugement de Longin, conforme au fond à celui de Quintilien, a quelque chose de plus flatteur. Ce célèbre critique, voulant faire voir que le sublime qui a quelques défauts doit l’emporter sur le genre tempéré dans sa perfection, s’exprime ainsi : « En effet Apollonius, par exemple, celui qui a composé le poëme des Argonautes, ne tombe jamais ; et dans Théocrite, ôtés quelques endroits où il sort un peu du caractère de l’églogue, il n’y a rien qui ne soit heureusement imaginé. Cependant aimeriez-vous mieux être Apollonius ou Théocrite qu’Homère[6] ? »

Quoique Longin mette dans ce passage Apollonius peut-être beaucoup au-dessous d’Homère, on voit qu’il ne connaissait pas de modèle plus parfait dans

  1. Voici cette comparaison, qui se trouve dans le second chant : « Ainsi lorsqu’un mortel errant loin de sa patrie, par un malheur trop commun, songe à la demeure chérie qu’il habitait, la distance disparaît tout à coup à ses yeux, il franchit dans sa pensée les terres et les mers, et porte en même temps ses regards avides sur tous les objets de sa tendresse. »
  2. Le savant Meursius a composé un catalogue des auteurs qui ont porté le nom d’Apollonius, dans lequel il fait de notre poëte deux personnages différens, l’un d’Alexandrie, l’autre de Rhodes. Cette erreur a été corrigée par Vossius, dans son ouvrage sur les historiens grecs, liv. I, ch. 16. On peut ajouter aux témoignages qu’il produit, celui de Strabon qui dit formellement qu’Apollonius, auteur du poëme des Argonautes, était d’Alexandrie, et portait le surnom de Rhodien. (Strabon, lib. I, p. 655.) Il paraît par un passage d’Athénée (Deipn., lib. VII, p. 283), et par un autre d’Élien (De anim. lib. XV, cap. 23), qu’on donnait aussi quelquefois à notre poëte un surnom tiré de la ville de Naucratis, dans la Basse-Égypte. Je ne puis m’empêcher de relever ici une autre erreur sur Apollonius, toute contraire je crois, à celle de Meursius. Dans le discours préliminaire qui est à la tête de la traduction des hymnes de Callimaque, l’auteur fait d’Apollonius un portrait assez hideux, et cite le témoignage des anciens. J’ai recherché et lu avec attention tous les passages des anciens écrivains qui ont parlé d’Apollonius, et je n’en ai trouvé aucun qui puisse, je ne dirai pas confirmer, mais faire naître l’idée que l’auteur dont je parle, nous donne d’Apollonius. Notre poëte n’aurait-il pas été confondu avec un autre Apollonius, grammairien célèbre, dont le surnom de Dyscode pourrait faire soupçonner qu’il était d’un caractère chagrin et difficile ? Je n’ose l’affirmer, et je n’aurais pas même fait cette remarque, si la persécution qu’éprouva Apollonius, persécution qui n’est pas la seule qu’on puisse citer dans l’histoire littéraire, ne me faisait autant aimer sa personne que ses vers.
  3. Arrivée 196 ans avant l’ère vulgaire. Suidas, Voss. de Hist. græc., lib. I, cap. 17.
  4. 186 ans avant l’ère vulgaire. (Voyez Mémoires de l’Académie des belles-lettres, t. IX, p. 404.)
  5. « Paucos enim, qui sunt eminentissimi, excerpere in animo est. » Et plus bas : « Apollonius in ordinem a grammaticis datum non venit, quia Aristarchus atque Aristophanes, poetarum judices, neminem sui temporis in numerum redegerunt : non tamen contemnendum edidit opus æquali quadam mediocritate. Quintil. Inst. orat., lib. X, cap.  1. » On se tromperait grossièrement, si on traduisait mediocritas dans ce passage, par notre mot médiocrité. Quintilien désigne par le mot mediocritas, le genre que nous appelons aujourd’hui tempéré, et qu’un ancien appelle mediocris oratio, qui tient le milieu entre gravis oratio, et attenuata oratio, genre auquel il est difficile d’atteindre, selon le même auteur, ad Heren., lib. IV, §. 8 et 10. Cicéron donne à ces trois genres les noms de subtile, modicum vehemens. La douceur et les grâces sont l’apanage du genus modicum, qui est fait proprement pour plaire. Orator., cap. X et XII.
  6. Longin, Traité du Subl., ch. XXXIII, traduction de Despréaux.