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Page:Fanny-clar-la-rose-de-jericho-1916.djvu/14

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FEUILLETON DU 13 OCTOBRE 1916

5
LA ROSE DE JÉRICHO
par
FANNY CLAR

— SUITE —

— Gardez-moi seulement quelques jours, mon bon oncle, répondit-elle avec la câlinerie de sa voix au timbre si jeune, le temps tout juste de m’installer à Paris.

— Que vais-je faire de toi, sacredieu ? Où se trouve ta mère, en ce moment ?

— En Angleterre.

— Elle fera bien d’y rester. Peut-on savoir, au-moins, si tu es, oui ou non cette fois, séparée d’avec ton gredin de mari ?

— Oh ! cette fois, pour tout de bon.

— Je veux bien le croire, mais comment espères-tu vivre à présent ? Quand je partagerais la pâtée avec toi pendant quelque temps, ce n’est pas une solution. Puis, franchement, tu sais, j’aime beaucoup la solitude. Je suis un égoïste, si tu veux. Mais je ne me suis pas marié pour justement, pouvoir sortir, rentrer, dormir ou me lever à ma guise.

— Je ne vous gênerai en rien, mon oncle.

— Oui, bien sûr, les premiers jours. Enfin tu es prévenue. Je suis un bourru, un grincheux. Tiens-toi pour avertie. D’ailleurs tu es trop jeune pour ne pas refaire ta vie et pas assez riche pour rester désœuvrée. Ton bel oiseau a dû dévorer, depuis longtemps, ta maigre dot.

— Je donnerai des leçons de piano, de dessin.

— La belle fichaise ! Regardez-les avec leurs arts d’agrément, ces demoiselles de la bourgeoisie, comme elles sont bien armées pour conquérir leur pain. La moindre ouvrière saura se débrouiller mieux qu’elles. Écoute : je ne suis tout de même pas un cannibale. Installe-toi comme tu le pourras. La moitié de mon premier étage est à ta disposition, mais je t’en supplie, débarrasse mon corridor.

Un instant après, légère et jasante, la jeune femme qui s’appelait Lucile, ainsi qu’elle l’apprit à Pierre, lui contait ses déboires comme à un ami de longue date. Pierre se demandait quelle brute avait pu désoler cet être si charmant et songeait avec mélancolie aux sentimentales erreurs.

Chemargues, durant ce temps, tisonnait la cuisinière et bousculait Mélanie. L’heure du déjeuner si fort reculée, c’était à son avis un cruel contre-temps. Quand on fut à table il se dérida, malgré lui, aux attentions de Lucile. La jeune femme avait conquis Mélanie en la soutenant contre quelques rebuffades de Chemargues. Caton, qui n’accordait son amitié qu’avec une extrême prudence, ronronnait au creux de sa jupe. Pierre se trouvait captivé.

Il n’était point retourné à Colombes depuis ce jour.

Quand Pierre fut dans la rue, fuyant la révélation du miroir, il hésita sur l’endroit vers lequel il dirigerait sa flânerie.

Au hasard, il remonta la rue de Douai, s’engagea sur le boulevard de Clichy. Le boulevard bruissait au soleil. Par la seule magie de la clarté chaude, régnait une atmosphère de fête. En robes légères, les