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Page:Fanny-clar-la-rose-de-jericho-1916.djvu/15

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femmes mettaient des taches vives dans la rue emplie de poussière d’or. Elles frôlaient Pierre de leur parfum. Il fut étourdi du grondement de la ville, haletant d’une formidable haleine, mêlant dans un vacarme confus tous les bruits de sa vie, chaque jour renouvelée. Le désœuvrement inaccoutumé d’un savant ne s’unissait pas au tourbillon de la foule pressée, emportée dans un vertige de mouvement.

Pierre se trouva au milieu de la place Clichy, sans que sa volonté eût dirigé ses pas. Autour de la statue du maréchal Moncey, des voitures, emplies de branches, mettaient une éclatante couronne de fleurs fauchées. La fraîcheur des bouquets sembla répondre à quelque sentiment obscur en lui jusqu’alors. Un désir lui vint, impérieux, d’acheter ces roses pourpres, ces œillets échevelés pour les déposer en des mains qui les serreraient joyeusement. Parmi ces passantes, une peut-être ne rirait pas, quand il s’approcherait, enhardi du besoin éperdu d’entendre une voix répondre à la sienne. Il y avait les laides, les déshéritées, pauvres d’argent ou d’affection. Une de celles-là tournerait vers lui son sourire reconnaissant. Mais toutes, aujourd’hui, semblaient jolies. Puis, comment s’y prendre ? Ose-t-on dire ce qui monte du cœur aux lèvres ? Ose-t-on se hasarder à vivre en sincérité, l’âme jetée par élans fougueux en dehors des conventions, des formules ? On hésite et l’on passe à côté du bonheur. Les êtres qui se seraient compris se sont rencontrés sans savoir, pour ne plus se retrouver jamais, emportant le secret de leur destin.

En robe à carreaux, un chapeau aux rubans fanés planté à la diable sur sa tête malicieuse, une apprentie se trouva devant Pierre. Elle avait posé son carton sur le trottoir et regardait les fleurs. Levant le nez, elle aperçut le monsieur et lui sourit. Allait-il offrir à la petite le bouquet dont sûrement elle avait l’envie ? La gamine continuant à rire, une timidité folle arrêta Pierre au moment où il se décidait, se jugeant grotesque, il se détourna en rougissant.

— Je deviens fou, aujourd’hui, pensa-t-il. Allons à Colombes. Chemargues se chargera de calmer mes absurdités.

Appelée par sa pensée, une image charmante se glissa dans son esprit. Il se demanda ce qu’était devenue la jeune femme. L’espoir de revoir Lucile lui sembla subitement un bonheur très doux. Tout bourru et rebelle à l’attirance d’une jupe, Chemargues n’avait sûrement point résisté à ce charme. Pierre allait trouver la maison emplie de rires et jasante comme une cage d’oiseaux. Il eut des regrets de n’être point encore retourné à Colombes. Pour aller plus vite, il prit une voiture, impatient à la façon d’un amoureux en retard au rendez-vous.

Quand il arriva devant la grille de la villa, Pierre eut un saisissement. Sur la maison, pesait le morne silence des demeures vides. L’idée que Chemargues pourrait être absent de chez lui, alors que ce n’était pas jour de cours à son lycée, n’avait point effleuré la pensée de Pierre un seul instant.

À de telles heures lourdes, l’absence d’un ami devient pénible comme une trahison. L’âme accablée voue une inconsciente rancune à celui qui n’eut pas la prescience du besoin d’apaisement que donne l’accueil d’une voix, d’une main tendue. Pierre fut atterré.

Contre toute espérance, il tira la sonnette. Ses derniers tintements grêles moururent dans une solitude qui lui parut affreuse. À travers les barreaux, il contempla, désolé, le jardinet et les fenêtres