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Page:Fanny-clar-la-rose-de-jericho-1916.djvu/17

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FEUILLETON DU 14 OCTOBRE 1916

6
LA ROSE DE JÉRICHO
par
FANNY CLAR

— SUITE —

Brusquement, Clotilde se souvint que l’heure du travail les rappelait à Paris.

— Ouste, Marguerite, s’exclama-t-elle, il faut se trotter, sans quoi nous raterons la fin du un.

— Oh ! flûte ! répondit l’autre.

— Déjà ! regretta Pierre.

— Venez avec nous, proposa Marguerite.

Pierre eut un frisson, en pensant au froid de sa solitude retrouvée.

— C’est ça, disait Clotilde en se levant.

— Entendu, dit-il tout à coup, saisi d’une brusque résolution de timide.

Clotilde prit son écharpe en chantonnant. La tête un peu perdue, elle esquissa quelques pointes, puis gamine, déployant le voile soyeux, elle le fit ondoyer. Un sourire aux lèvres, levant à deux mains derrière sa tête renversée la légère étoffe, la jambe repliée sous la jupe étroite elle prit une attitude de ballerine. Et c’était la même, qu’à des centaines d’années endormies dans le passé, une petite danseuse avait prise devant un sculpteur.

À regarder Clotilde, une émotion brutale étreignit Pierre. En cette fin de journée où il avait erré, l’âme hantée de rêves de tendresse la voix inoubliée de Mabel murmurait :

— Elle reviendra danser pour vous…

Les plus sages d’entre nous, les moins portés aux songeries spiritualistes, nous tressaillons parfois au frôlement de choses émergeant d’on ne sait quelle profondeur. La fantaisie d’une petite danseuse du Châtelet un peu ivre, venait d’enchaîner le sort de Pierre. Le geste retrouvé semblait le rappel d’une ombre légère, évoquée pour sa solitude, par la femme qu’il avait si profondément aimée.

Clotilde, maintenant plus calme, épinglait son chapeau et se poudrait. La pâleur de Pierre, le tremblement de ses mains passèrent inaperçus dans l’obscurité commençante. On partit ensemble.

Ce soir-là, le naturaliste qui n’allait jamais au théâtre, assista à la reprise toujours neuve du Tour du Monde en quatre-vingts jours. De la pièce, il ne se rappela qu’une chose, c’est qu’il y chercha, sous des costumes divers, une danseuse nommée Clotilde. Tour à tour elle apparut vêtue en Russe, en Turque, en Chinoise ; tour à tour elle fut blonde, brune ou rousse, mais toujours elle souriait vers lui, de ses lèvres fardées…

Pierre revit Clotilde et son amie. On prit rendez-vous pour goûter ensemble ; on dîna même plusieurs fois dans un de ces restaurants au luxe tapageur qu’affectionne la jeunesse de Paris et que Clotilde prit plaisir à choisir.

À quarante-deux ans, Pierre dut s’avouer qu’il devenait amoureux à la façon d’un jouvenceau. Cet amour ne ressemblait pas à celui qu’il avait éprouvé pour Mabel. Il ne se tissait point de bonheur et de calme et non plus des mille liens qui rapprochent deux êtres intelligents et sensibles. C’était une ardeur plus