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gnoirs flottants, aux teintes aveuglantes. Gaie, bonne enfant, modèle, quand la fantaisie lui en prenait, elle venait d’on ne savait où, allant vers une destinée plus vague encore.

Ses détails généalogiques variaient chaque jour, dans un verbiage constant. Grandioses à son gré, ils la rendaient un moment rêveuse et sentimentale, jusqu’à ce qu’un éclat de rire bruyant, une expression alerte, vînt appuyer une origine plus vraisemblablement faubourienne.

Elle disparaissait durant une semaine, parfois plus, réapparaissait affamée, pour s’asseoir à n’importe quelle table amie. En écho, elle apportait son entrain et l’offrande de son jeune corps, qu’elle considérait comme le plus négligeable des dons.

Chez un peintre, elle rencontra Pierre. En l’apercevant, elle lui sauta au cou :

— Tiens, j’te gobe !

Puis, l’abandonnant, effarouché, elle s’assit sur le bord d’un fauteuil, en femme du monde. Une heure après, elle déclarait à Pierre qu’elle l’aimait follement. Ce fut le début d’une passion intermittente, qui dura quelques mois. Quand elle se termina, par le départ d’Angéline pour une destination qu’il ignora, elle ne laissa au cœur de Pierre qu’un agréable souvenir, sans déception ni regret.

Mais avant sa disparition, Angéline fut pour Pierre l’occasion de pénétrer plus intimement l’âme de son vieil ami. Un après-midi, à l’angle de la rue Sainte-Rustique, Pierre rencontra Angéline, dont il n’avait point de nouvelles depuis plus d’une semaine. Elle lui prit le bras et commençait avec volubilité le récit d’une aventure :

— Mon vieux, des choses comme ça, ça n’arrive qu’à moi…

Quand à ce moment, Pierre vit venir son vieil ami. D’un regard rapide, il enveloppa le couple, passa près des jeunes gens sans mot dire et poussa vivement sa porte, feignant de ne pas avoir reconnu Pierre.

Le jeune homme en demeura confus. Qu’allait penser de cette maîtresse exubérante celui qui lui avait toujours médit des femmes et de l’amour ? Angéline quittée, il n’osa de suite aller retrouver son maître. Au crépuscule seulement, il ouvrit à son tour la porte verte et monta doucement.

Assis devant sa table, la tête dans ses mains, le vieil homme plongeait ses coudes dans des feuillets éparpillés. Pierre s’avança et resta interdit. Le fin visage, si serein d’habitude, se tournait vers lui couvert de larmes. Un geste brusque fit voler les papiers. Pierre vit alors que c’étaient des lettres. Sans chercher à ressaisir son habituelle ironie, le vieux monsieur prononça :

— Tu vois, mon enfant, la sottise ne s’éteint jamais complètement au cœur de l’homme. Quelle pire sottise pourtant que de remuer les choses mortes !

Il s’essuya rapidement les yeux et tendit la main à Pierre.

— On se croit sûr de soi. On crâne, on frappe exprès sur la vieille blessure, en se jurant guéri depuis longtemps. Puis, il suffit à un vieillard d’apercevoir un grand niais qui s’en laisse conter par une ridicule poupée, car entre nous…

Son sourire narquois reparaissait.

— Un peu vulgaire ta jeune amie, oui, il suffit de rencontrer cette bêtise-là sur son chemin, pour souffrir encore et je crois bien, regretter les jours où l’on était idiot.

Se levant, il poussa vers la cheminée les lettres éparses :

— L’expérience est impossible à transmettre à ceux que nous aimons. Vouloir leur éviter nos propres déboires, funeste erreur, sur laquelle part inutilement toute l’éducation. Quel bienfaiteur pourtant, ce-