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CORRESPONDANCE

l’amour que tu me prodigues, leur vanité y boirait à l’aise, et leur égoïsme de mâle en serait flatté jusqu’en ses replis les plus intimes. Mais cela me fait défaillir le cœur de tristesse, quand les moments bouillants sont passés ; car je me dis : elle m’aime ; et moi, qui l’aime aussi, je ne l’aime pas assez. Si elle ne m’avait pas connu, je lui aurais épargné toutes les larmes qu’elle verse ! Pardonne-moi ceci, pardonne-le moi au nom de tout ce que tu m’as fait goûter d’ivresse. Mais j’ai le pressentiment d’un malheur immense pour toi. J’ai peur que mes lettres ne soient découvertes, qu’on apprenne tout. Je suis malade de toi.

Tu crois que tu m’aimeras toujours, enfant. Toujours ! quelle présomption dans une bouche humaine ! Tu as aimé déjà, n’est-ce pas ? comme moi ; souviens-toi qu’autrefois aussi tu as dis : toujours. Mais je te rudoie, je te chagrine. Tu sais que j’ai les caresses féroces. N’importe, j’aime mieux inquiéter ton bonheur maintenant que de l’exagérer froidement, comme ils font tous, pour que sa perte ensuite te fasse souffrir davantage… Qui sait ? Tu me remercieras peut-être plus tard d’avoir eu le courage de n’être pas plus tendre. Ah ! si j’avais vécu à Paris, si tous les jours de ma vie avaient pu se passer près de toi, oui, je me laisserais aller à ce courant sans crier au secours ! J’aurais trouvé en toi, pour mon cœur, mon corps et ma tête un assouvissement quotidien qui ne m’eût jamais lassé. Mais séparés, destinés à nous voir rarement, c’est affreux. Quelle perspective ! Et que faire ? pourtant… Je ne conçois pas comment j’ai fait pour te quitter. C’est bien moi, cela ! C’est bien dans ma pitoyable nature. Tu ne m’aimerais