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ÉPICTÈTE.

reur de la raison. Avec ces prémisses, on prévoit quelle sera leur physique. Y a-t-il un Dieu ? Oui, certes ; car il y a une cause à tout ce qui est ; il y a une réalité nécessaire. Mais ce Dieu, quel est-il ? Où est-il ? Que peut-il être, sinon un corps, puisque les esprits sont des chimères ? Où serait-il, sinon dans le monde, puisqu’il est la cause du monde, et que, d’ailleurs, rien n’existe et ne peut exister en dehors du monde ? Il n’est pas le monde cependant, il est tout ce qui est action, force, réalité ; la matière ou le néant est l’élément passif qui reçoit l’action de Dieu, et en la recevant la détermine. Ainsi, dans les deux parties de la philosophie première, même équivoque chez les stoïciens. En logique, ils en appellent à la raison ; mais cette raison n’est guère que l’attention, ce n’est pas la raison ; en physique, ils prononcent le nom de Dieu ; mais ce dieu, c’est le monde lui-même. Plus tard, ils démontreront la Providence, mais cette providence n’est que le destin.

Voilà déjà des principes contradictoires ; la contradiction ne fera qu’augmenter, lorsqu’on voudra appuyer sur de telles prémisses la morale du devoir. Le but même que se proposent les stoïciens, de parler aux esprits positifs, de chasser les chimères, de rendre la philosophie accessible, n’est pas atteint. Ils cherchent l’unité, et ne l’obtiennent, ou du moins n’en obtiennent l’apparence, dans un système tissu de contradictions, qu’à force de subtilités. Ils se payent de mots, au lieu de faits. Chrysippe a beau se railler du Phèdre, il tombe plus bas que les sophistes bafoués dans l’Euthydème.

Sénèque est tout le premier à mépriser ces misères. Est-ce pour cela, dit-il, que vous portez la barbe et le manteau ? Épictète ne les juge pas moins sévèrement. « Qu’importe la science sans les œuvres ? dit-il. On ne demande pas si vous avez lu Chrysippe, mais si vous êtes juste. Vous faites grand bruit de vos commentaires sur Chrysippe, des profondes découvertes que vous avez faites dans ses écrits ; cela prouve que Chrysippe est un écrivain obscur, et ne prouve pas que vous soyez un philosophe. »

Il a beau répudier tout ce bagage, il le traîne malgré lui. On n’est pas maître de commencer la philosophie par le milieu. On ne peut pas dire : « Je prends que tel est le principe de la morale ; » il faut le prouver, et pour le prouver, il faut remonter, c’est-à-dire qu’il faut toujours, quoi qu’on fasse, partir du commencement. Ou si, comme Épictète, on se confine dans les applications, on les reçoit telles qu’elles ont été posées, avec leurs contradictions. Épictète ne gagnera donc rien à supprimer toute démonstration sur l’existence de Dieu, toute recherche sur sa nature : s’il parle de Dieu ou des dieux, c’est le dieu étendu et corporel des stoïciens ; s’il parle de la Providence, cette providence n’est au fond que la fatalité. Qui ne connaît cette prière de son Manuel, répétée encore par Arrien : « Ô Dieu, mène-moi où tu voudras, je m’y porte de moi-même. Si je cherchais à résister, mes efforts me rendraient coupable, et je n’en obéirais pas moins. »

De même pour le principe sur lequel toute la morale repose. C’est en vain qu’Épictète le reçoit sans le contrôler des mains de Zénon, de Chrysippe et de Cléanthe. Ce principe s’appelle le devoir ; mais est-il le devoir ? Quand on fait dériver ainsi toute la morale de ce principe suprême, c’est sans doute pour rattacher les actions humaines à quelque chose de