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ÉPICTÈTE.

fixe et d’absolu. Que la secte d’Épicure se contente des faits, et accommode la vie humaine aux événements et aux circonstances ; l’école du Portique, en possession de la raison, doit et veut en effet donner de la réalité aux actions par la règle, comme, dans l’ordre de la logique, on donne de la vérité aux pensées en les liant aux axiomes. Cependant qu’arrive-t-il ? Cette raison est toute nue ; c’est la fameuse table rase qui attend les caractères que les sens y viendront inscrire ; elle n’est donc pas la règle elle-même, mais seulement le moyen de la retrouver et de la reconnaître. Où la chercher ? Dans le monde des sens évidemment, puisque de là viennent toutes nos idées. C’est donc dans l’expérience. Ainsi, comme on avait déguisé, sous ce nom de raison, une doctrine sensualiste, on déclare que l’on va gouverner l’expérience, et en réalité on la subit.

Il est vrai que l’expérience doit être éclairée par la raison ; mais que peut faire la raison, dépourvue d’idées, sinon de choisir, parmi les données de l’expérience, un modèle pour la vie humaine ?

Ce modèle, selon Cléanthe, sera l’ordre même de la nature ; mais cette réponse ne peut tenir. Comment discerner ce qui est l’ordre, ce qui est le désordre ? Avons-nous un principe qui nous en fasse juger ? Tout est relatif : un mal apparent serait un bien peut-être pour qui verrait plus loin ; est-ce avec ce coin du temps et de l’espace où s’exerce notre jugement, que nous pourrons soupçonner l’ordre universel du monde ?

Battu sur ce point, Cléanthe se replie en arrière. Au lieu de l’ordre universel, il propose l’observation de la nature humaine. Mais quoi ? Mesurerons-nous notre devoir à l’étendue de nos facultés, à nos aptitudes, à nos passions ? Le devoir ainsi entendu n’est plus rien. Il y a en nous de la liberté, du caprice, puisque c’est là ce qu’il s’agit de régler, et puisqu’il y a en nous de la liberté, l’étude de nous-mêmes ne suffit pas pour nous révéler le principe de la morale.

Cléanthe recule donc encore, et cette fois où descend-il ? L’obstacle est la liberté ; c’est elle qu’il supprime, et c’est finalement la vie animale qu’il nous propose pour modèle. Par cette triple interprétation du principe stoïcien : « Suis la nature, » on voit en même temps toute la misère de l’école qui ne s’entend pas elle-même, et la contradiction où elle tombe, quand elle s’efforce d’avoir des principes, de la fixité, de la régularité, après avoir tout demandé à la sensation.

Mais si l’école ne parvient pas à rendre compte de ses principes, sa tendance n’en est pas moins évidente. Toutes ses doctrines, de quelque façon qu’elle essaye de les interpréter, aboutissent à cette conclusion : « Suis la nature, conserve-toi toi-même, conserve-toi comme être agissant, comme principe actif, car telle est la véritable nature de l’être. » En effet, Dieu ou l’être, c’est la force ; et c’est, par conséquent, dans la force qu’il possède que réside la réalité ou l’être de homme. Résister à la passion, qui est la victoire du néant sur être, tel est donc son but et son devoir. En le faisant, il suit la nature universelle, puisqu’il imite Dieu dans la mesure de sa puissance et s’en rapproche ; il suit sa propre nature dont la destinée est de se conserver intacte ; il la suit dans sa forme primitive, instinctive, que l’usage de la fantaisie et du caprice n’ont point dégradée. Ainsi, des trois interprétations de Cléanthe,