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ÉPICTÈTE.

quelle que soit celle que l’on adopte, le devoir signifie toujours pour le stoïcien, résistance à la passion, pleine et entière possession de son être propre. C’est par là qu’ils croient échapper aux fins individuelles, qui pour eux ne se distinguent pas de la passion, tandis qu’en réalité, le devoir lorsqu’il est ainsi strictement mesuré sur le droit, ne va lui-même qu’à des fins individuelles. Or les fins individuelles, quand elles sont d’accord avec le droit, sont légitimes sans doute, mais elles ne sont pas toute la morale.

Épictète reçoit de Cléanthe le devoir ainsi interprété, et de là sa fameuse formule : « Supporte, abstiens-toi ! » Supporte, c’est le mépris de la passion ; abstiens-toi, c’est le mépris de l’action extérieure, de l’intervention dans le monde de la multiplicité et du mouvement. On te fait une injure, on te réduit à la pauvreté, la maladie fond sur toi : Supporte, c’est-à-dire roidis ton âme, ne laisse pas d’accès à la douleur, à la passion, qui est le véritable ennemi. La maladie ne peut rien sur toi, que si tu te laisses vaincre ; le seul mal est dans l’opinion : une injure n’est rien, si tu ne penses pas que c’est une injure. Fais deux parts de toutes les circonstances : les unes dépendent de toi, c’est l’opinion, la volonté ; les autres te sont étrangères, c’est le mal, la fortune, la beauté, la laideur ; n’attache pas ton bonheur à ce qui est fatal, mais à ce qui est dans ta main. Voilà le secret d’être heureux, le secret d’être homme. « Anytus et Mélitus peuvent me tuer, dit Épictète (Manuel, c. 20) ; mais ils ne peuvent me nuire ! Qui n’est pas maître de soi, fût-il maître du monde, est un esclave. »

Abstiens toi, c’est-à-dire ne répands pas la force au-dehors. Vis en toi-même, fier et recueilli. Pourquoi donc agir ? Désirer, aimer, c’est déchoir. L’amour est de la passion ; la pitié est de la passion. Le cœur du stoïcien doit être fermé, il n’y a en lui que volonté et raison. Comme rien ne l’émeut, rien ne le force d’agir. La victoire, dans l’action, vaut mieux qu’une défaite ; mais ce repos armé qui dédaigne de vaincre est encore au-dessus de la victoire.

« Je ne suis que raison, dit Épictète, c’est là tout mon être. L’heure de ma naissance et celle de ma mort, mon état dans le monde, mes infirmités, ne sont que des accidents. C’est un rôle qui m’est échu, et que je dois jouer fidèlement. Prenons-le au sérieux, tel qu’il nous a été départi, sans murmurer, sans nous plaindre. Soyons boiteux, roi ou mendiant, selon la part qu’on nous a faite. C’est à nous de jouer notre rôle, c’est aux dieux de nous le choisir. » Plotin, qui a tant pris aux stoïciens, a copié cette pensée d’Épictète, au second livre de la troisième Ennéade : « La mort, dit-il, est si peu de chose, que les hommes s’assemblent, dans leurs jours de fête, pour s’en donner le spectacle ; la guerre elle-même se fait avec pompe et comme en cérémonie. Ce sont des jeux de scène, et rien de plus ; jouons notre rôle de bonne grâce, et n’accusons pas la Providence pour des infortunes prétendues que nous déposerons avec le masque. Est-ce donc notre âme qui souffre et qui meurt ? Non, non, c’est l’homme extérieur, le personnage. Il n’y a d’action véritable que l’accomplissement du devoir. Le devoir seul est vrai, le mal n’est rien. »

Épictète ne se contente pas de donner au sage ce précepte de mépriser les passions. Il veut qu’on en écarte même l’apparence. « Il ne