Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1845, T2.djvu/248

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
240
ÉPICTÈTE.

faut pas rire, dit-il (Manuel, c. 12, il ne faut pas jurer, il ne faut pas s’empresser. Il faut garder dans ses gestes et dans ses paroles cette mesure et cette modération qui sont l’indice de la force. Il ne faut pas dire : « Voilà un bien que j’ai perdu ; » mais : « Voilà un bien que Dieu m’a repris. » L’amphore de ton voisin est brisée par un esclave, et tu dis : « C’est un accident ordinaire ; » il a perdu sa femme, et tu dis : « C’est le sort commun. » Ne pense pas autrement, si c’est de toi qu’il s’agit. L’homme n’est qu’un pilote : regarde l’étoile, tiens le gouvernail. Ne te donne pas aux distractions de la route. Redouble encore de zèle dans la vieillesse, car ton temps est proche, et tu vas être appelé. »

Cette proscription des passions, étendue même aux sentiments les plus nobles et les plus nécessaires de notre nature, est bien le véritable caractère stoïque. Épictète est le théoricien de Brutus. « Tout doit céder, dit-il au c. 16), au désir de cultiver ton âme ; rien ne doit t’en détourner, ni du bien à faire, ni ton fils à instruire. Il vaut mieux que ton fils soit méchant, que toi dépravé.

Cependant, si la morale d’Épictète reproduit dans ses traits principaux la doctrine de l’école, elle s’en écarte en quelques points. Elle rompt moins ouvertement en visière à l’humanité. Épictète mesure à la vérité le devoir sur le droit, mais il a soin d’ajouter que la faute d’autrui ne me décharge pas de mon devoir. « Toutes les pensées humaines ont deux anses, dit-il (c’est une pensée que lui à prise Montaigne, applique-toi à choisir la bonne ; ton frère t’a nui, mais il est ton frère ; c’est par cette anse qu’il faut le prendre : tu dois honorer ton père, qu’il soit bon ou mauvais ; la loi est d’honorer son père, et non pas un bon père !

Dans l’ordre des devoirs politiques, il ne conseille pas au philosophe de sortir de son repos et d’intervenir ; mais ce n’est pas par un amour farouche de la liberté individuelle. C’est que le philosophe a sa charge dans l’État. Sa charge est d’enseigner la vertu et de donner l’exemple.

Épictète veut qu’on félicite son ami quand il est heureux, qu’on évite l’ostentation et l’excès en tout, même dans les bonnes pratiques. Cette dure philosophie stoïcienne qui, dans Zénon et Chrysippe, n’avait point d’entrailles, s’humanise maintenant, sans toutefois se transformer encore tout à fait, et peu à peu se rapproche de Marc-Aurèle.

On a dit que le Manuel d’Épictète était digne d’un chrétien. Non, ce n’est pas là la morale chrétienne. Cette religion du devoir, ce mépris de la douleur, cette vie chaste et réservée, la méditation de la mort qu’Épictète recommande, et qui a pour effet, dit-il, d’élever nos âmes au-dessus des minuties et des misères, tout cela rappelle en effet le christianisme ; mais où a-t-on vu qu’une morale puisse être chrétienne en proscrivant la charité ?

Le Manuel d’Épictète n’est pas de lui, mais de son disciple Arrien, qui s’était attaché à reproduire fidèlement les principes et l’enseignement de son maître. Nous avons aussi d’Arrien quatre livres d’un ouvrage qui en avait huit, sur la philosophie d’Épictète. Enfin Stobée nous a conservé un assez grand nombre de sentences attribuées à Épictète, et qu’il a dû prendre dans les ouvrages d’Arrien que nous avons perdus. Quoique Suidas prétende qu’Épictète avait beaucoup écrit, il ne nous est rien parvenu de lui, et il y a tout lieu de croire qu’à l’exemple de