Page:Gautier - Guide de l’amateur au Musée du Louvre, 1882.djvu/35

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leurs lèvres moqueuses conviennent à des dieux qui savent tout et méprisent doucement les vulgarités humaines. Quelle fixité inquiétante et quel sardonisme surhumain dans ces prunelles sombres, dans ces lèvres onduleuses comme l’arc de l’Amour après qu’il a décoché le trait ! Ne dirait-on pas que la Joconde est l'Isis d’une religion cryptique qui, se croyant seule, entr'ouvre les plis de son voile, dût l’imprudent qui la surprendrait devenir fou et mourir ? Jamais l’idéal féminin n’a revêtu de formes plus inéluctablement séduisantes. Croyez que si don Juan avait rencontré la Monna Lisa, il se serait épargné la peine d’écrire sur sa liste trois mille noms de femmes ; il n’en aurait tracé qu’un, et les ailes de son désir eussent refusé de le porter plus loin. Elles se seraient fondues et déplumées au soleil noir de ces prunelles. »
Nous l’avons revue depuis bien des fois, cette adorable Joconde, et notre déclaration d’amour ne nous paraît pas trop brûlante. Elle est toujours là, souriant avec une moqueuse volupté à ses innombrables amants. Sur son front repose cette sérénité d’une femme sûre d’être éternellement belle, et qui se sent supérieure à l'idéal de tous les poètes et de tous les artistes.
Le divin Léonard mit quatre ans à faire ce portrait, qu’il ne pouvait se décidera quitter, et qu’il ne considéra jamais comme fini ; pendant les séances, des musiciens exécutaient des morceaux pour égayer le beau modèle et empêcher ses traits charmants de prendre un air d’ennui ou de fatigue.