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L’ORIENT.

croyons pas qu’il ait jamais fait une peinture plus vivace, plus étrange et plus originale. Cette place de l’Esbekieh fit sur nous une impression profonde et bizarre. Nous retournâmes au salon vingt fois pour la voir ; nous ne pouvions en détacher nos yeux, et elle exerçait sur nous une sorte de fascination nostalgique.

Ce tableau, qui éteignait autour de lui les toiles représentant une nature plus sobre, était d’une incroyable férocité de couleur. Sur un ciel d’un bleu cru, dont l’outremer tournait à l’indigo, se découpaient deux arbres immenses de l’espèce mimosa Nilotica, avec un pied monstrueux qu’on aurait cru fait d’une botte de colonnes tordues, et des branches qui étaient elles-mêmes d’énormes troncs formant des coudes bizarres et portant des masses de feuillage à couvrir une forêt. Ces deux arbres occupaient à eux seuls presque tout le cadre et, sous l’ombre qu’ils projetaient, on entrevoyait dans l’obscurité bleuâtre une « sakkich » manœuvrée par des buffles, une femme avant une cruche d’eau