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L’ORIENT.

Assis près du feu qui grésille, notre chatte Éponine, allongée sur notre genou comme un sphinx noir, nous nous laissons aller aux irrémédiables tristesses des vaincus, songeant à la patrie mutilée et saignante, aux amis couchés çà et là sous le gazon anonyme, aux avenirs brusquement tranchés, à l’écroulement des espérances, à l’antique fierté compromise, à la résignation fatale et nécessaire, à tout ce qu’un pareil jour peut suggérer d’amer, de navrant, de désespéré. Nous éprouvions ce sentiment qui nous était inconnu, et, selon Stendhal, le plus pénible de tous : la haine impuissante. Moins poétiquement que Lamartine, mais avec une tristesse aussi vraie, nous disions au fond de notre âme nos novissima verba. Jamais nous ne nous étions senti si désolé, si perdu, si détaché de la vie. C’était le point où l’ennui tourne au spleen et fait penser à la mort comme à une distraction. Nous en étions là de notre monologue à la manière d’Hamlet, lorsqu’avec des journaux et des lettres on nous apporta un livre.