Page:Gautier - Les Deux Etoiles.djvu/138

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L’ordre fut donné d’appareiller. Les barres d’anspect furent placées dans l’arbre du cabestan, et les matelots, pesant dessus de toute la force de leurs bras et de leurs poitrines, commencèrent leur manège circulaire en poussant sur un rhythme plaintif ce singulier gloussement composé de la plainte du vent, du sanglot de la lame, du cri de la mouette, et dans lequel l’inquiétude de la nature semble se mêler à l’effort humain. L’ancre dérapait, et déjà plusieurs tours de chaîne s’enroulaient au tambour et mouillaient le pont de leur dégoût.

À ces piaulements bizarres, aux piétinements réguliers qui les accompagnaient, Benedict, qui déjà ébauchait un rêve plein de catastrophes étranges et d’apparitions sinistres, vague image de ses aventures de la journée, comprit qu’on levait l’ancre et qu’on allait partir. Quoique ce détail n’aggravât pas beaucoup sa situation et qu’il fût au fond assez indifférent d’être captif dans une prison immobile ou dans une prison voyageuse, il se sentit pris d’une incommensurable tristesse : être prisonnier en Angleterre, sur un sol peuplé de ses amis qui le cherchaient, vivre dans l’air que respirait Amabel, c’était encore une consolation ; il ne pouvait plus compter sur les efforts de ses parents et de ses connaissances pour le retrouver. Comment suivre sa trace dans ce sillage qui se referme aussitôt en tourbillonnant ? Amabel était à jamais perdue pour lui !

Les cris singuliers continuaient toujours, et bientôt l’ancre relevée fut attachée aux amures ; les matelots, grimpés sur les huniers et sur les vergues,