Page:Gautier - Les Deux Etoiles.djvu/35

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fouet une plus grande somme de vitesse des jarrets de quatre pauvre bêtes, répondit majestueusement Little-John en tournant un peu la tête.

Cependant, par une concession polie au désir extravagant du voyageur, Little-John, qui, dans ses relations avec le beau monde, avait acquis du savoir-vivre, fit claquer son fouet deux ou trois fois ; mais, comme il l’avait bien prévu, ce stimulant était devenu inutile, et la mêche, quoiqu’adressée aux épaules des chevaux, n’obtenait pas même de leur part un seul frémissement d’impatience ou de douleur.

Bientôt le cheval qui côtoyait le porteur, et qui râlait comme un soufflet de forge, se couvrit d’écume ; son poil se hérissa, sa tête s’encapuchonna, ses pieds perdirent le rhythme du galop ; incertain et chancelant, il s’appuya et s’épaula contre son compagnon de trait, puis il s’abattit et tomba sur le flanc ; l’attelage, lancé à fond, ne pouvant s’arrêter, le pauvre animal fut emporté pendant un assez long espace de temps rayant de son corps la poussière du chemin. Little-John ayant maîtrisé ses chevaux le tira violemment par la bride, lui appliqua les plus énergiques coups de manche de fouet, croyant seulement à une chute ; mais Black ne devait plus traîner de voyageurs dans cette vie : ses flancs trempés comme si les eaux du ciel et les flots de la mer les eussent lavés palpitèrent sous une suprême convulsion ; il se releva dans le délire de la douleur et fit quelques pas entraînant la voiture hors de la droite ligne ; il avait l’air de ces fantômes de chevaux mornes et mutilés qui se relèvent du milieu des tas de cadavres sur les champs