Page:Gautier - Les Deux Etoiles.djvu/36

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de bataille abandonnés. Dominés par l’ascendant et la terreur de la mort qui s’approchait et qu’ils sentaient avec leur admirable instinct, les autres chevaux, malgré les efforts de Liltle-John qui leur déchirait la bouche, suivaient les titubations de leur pauvre camarade en proie à la noire ivresse de l’agonie.

Au moment où la voiture complètement déviée allait verser sur le rebord de la route, Black roula à terre comme si des couteaux invisibles lui eussent coupé en même temps les quatre jarrets ; son grand œil effaré se troubla, se couvrit d’une taie bleuâtre : un flot d’écume vint mousser dans ses narines sanglantes, ses jambes s’allongèrent et se raidirent comme des pieux.

C’en était fait de Black, un honnête cheval digne d’un meilleur sort.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en a fallu pour l’écrire.

L’étranger sortit précipitamment de la voiture : sa figure portait les traces de la contrariété la plus violente.

— Il ne manquait plus que cela, dit-il avec un accent de fureur concentrée, en poussant du pied le cadavre de Black ; cette misérable rosse que voilà aplatie par terre comme une découpure de papier noir ne pouvait-elle pas vivre dix minutes de plus ? Allons, vite, ôtons cette charogne d’entre les traits ; j’aperçois là-bas la maison de la poste, dépêchons-nous de la gagner.

Et l’étranger donna à Little-John, qui avait mis pied à terre, un coup de main qui annonçait de sa part une connaissance profonde des choses de