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feu sordidement enfoui sous la cendre, et je reprenais le cours de mes travaux, interrompus de temps en temps par la cloche des couvents d’alentour et par le bruit des heures qui sonnaient tristement dans l’ombre.

Ô nuits plus belles que le jour ! C’est pendant ces nuits solitaires que j’ai senti germer et fleurir dans mon cœur je ne saurais dire quel étrange amour. En face de moi, par delà les jardins qui nous séparaient, se trouvait, au même étage que la mienne, une fenêtre qu’un grand pin me cachait le jour, mais dont la lumière m’arrivait la nuit, claire et nette, à travers le branchage. Cette lumière s’allumait inévitablement tous les soirs, à la même heure, et ne s’éteignait guère qu’aux premières blancheurs de l’aube. Au bout de quelques mois, je me dis qu’il y avait là une pauvre créature de Dieu qui travaillait, qui souffrait peut-être. Je me levais parfois de mon bureau pour observer cette petite étoile qui scintillait entre ciel et terre, et je restais, le front collé contre la vitre, à la contempler avec mélancolie. Ce fut d’abord pour moi une excitation à la veille. Je me faisais un point d’honneur de ne pas éteindre ma lampe tant que je voyais briller cette lampe rivale. Ce devint à la longue une amie de ma solitude, une compagne de ma destinée. Je finis par lui prêter une âme pour m’entendre et pour me répondre. Je lui parlais, je l’interrogeais, je m’écriais parfois : Qui donc es-tu ? Tantôt c’était un pâle jeune homme, épris de l’amour de la gloire, et je l’appelais mon frère. C’était tantôt une jeune et belle Antigone travaillant pour nourrir son vieux père, et que j’appelais ma sœur, que j’appelais aussi d’un nom plus doux. Enfin, que vous dirai-je ? il y avait des instants où je me figurais que la lueur de nos lampes fraternelles n’était que le rayonnement de deux sympathies mystérieuses qui s’attiraient pour se confondre.

Il faut avoir passé deux années dans l’isolement pour