Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/121

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trempés à fond, inondés par les fossés débordés ; la suite des sentiers était partout interrompue. Quatre soldats français, d’une beauté remarquable, proprement vôtus, pataugèrent quelque temps à côté de nos voitures, en se maintenant toujours propres et nets. Ils savaient si bien choisir leurs pas dans cette boue, qu’ils n’en avaient pas plus haut que la cheville.

Que, dans ces circonstances, on vît les fossés, les prés et les champs couverts de chevaux morts, c’était la suite naturelle de la situation ; mais bientôt on les vit aussi écorchés et dépecés : triste preuve de la disette générale.

Nous avancions, menacés à chaque instant de verser au moindre cahot. Dans cette conjoncture, nous ne pouvions assez nous louer des attentions de notre guide. Elles parurent encore à Ëtain, où nous arrivâmes vers midi. C’était de toutes parts une confusion étourdissante, dans les rues et les places de cette jolie petite ville ; la masse flottait çà et là, et, tandis que chacun se poussait en avant, tous s’embarrassaient les uns les autres. Tout à coup noire guide fit arrêter nos voitures devant une belle maison de la place du marché ; nous entrâmes ; le maître du logis et sa femme nous saluèrent à une distance respectueuse.

On nous conduisit dans une chambre du rez-de-chaussée. La pièce était lambrissée ; un bon feu brûlait dans une cheminée de marbre noir. Nous ne fûmes pas fort satisfaits de nous voir dans la grande glace placée au-dessus ; je n’avais pas encore pris la résolution de faire couper court mes longs cheveux, qui flottaient alors sur mes épaules comme une quenouille emmêlée ; ma barbe inculte ajoutait à l’air sauvage de ma personne.

Nous pouvions, des fenêtres basses, embrasser toute la place d’un coup d’œil, et saisir, pour ainsi dire, avec les mains ce tumulte sans bornes. Des piétons de toute sorte, militaires, infirmes, bourgeois, femmes, enfants, se pressaient et s’écrasaient entre les véhicules de toute forme : voitures de bagages, voitures à ridelles, à un cheval, à plusieurs ; des centaines de chevaux reculant, se heurtant, se gênaient à droite et à gauche. On voyait aussi filer des bêtes à cornes, qu’on avait probablement enlevées ou mises en réquisition. Il se présentait peu de cavaliers ; mais on remarquait avec étonnement les élégantes voitures des émigrés, vernies de diverses couleurs, dorées, ar-