Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/191

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qui portait déjà en lui sa récompense ; et cependant je continuais de bâtir, de meubler, sans songer à ce que je deviendrais, bien qu’il me fût très-facile de le prévoir.

Nous étions fort éloignés du théâtre des grands événements ; cependant nous vîmes paraître dès cet hiver des fugitifs, avantcoureurs de nos voisins de l’Ouest, chassés de leur patrie. Ils semblaient être à la recherche d’un séjour policé, où ils trouveraient bon accueil et protection. Ils ne firent que passer, mais ils surent tellement nous intéresser à leur sort par leur noble conduite, leur patiente sérénité, leur résignation, leur activité pour subvenir à leurs besoins, que ce petit nombre nous fit oublier les défauts de la masse et changea la répugnance en faveur décidée. Cela tourna à l’avantage de ceux qui les suivirent et qui s’établirent plus tard en Thuringe. Il me suffira de citer dans le nombre Mounier et Camille Jordan, pour justifier l’idée favorable qu’on s’était faite de toute la colonie, qui, sans égaler ces hommes éminents, du moins ne s’en montra pas indigne.

Au reste, on peut remarquer ici que, dans toutes les grandes crises politiques, les spectateurs dont la situation est la meilleure sont ceux qui prennent parti : ce qui leur est véritablement favorable, ils s’en emparent avec joie ; ce qui leur est défavorable, ils l’ignorent ou l’expliquent même à leur avantage. Mais le poète, qui, par sa nature, doit être impartial, s’efforce d’échapper au régime de l’un et l’autre parti, et, si la médiation devient impossible, il doit se résoudre à faire une fin tragique. Et de quel cycle de tragédies n’étions-nous pas menacés par le furieux ébranlement du monde 1

Qui n’avait songé avec horreur dès ses jeunes années à l’histoire de 1649 ? Qui n’avait frémi du supplice de Charles l", et n’avait trouvé quelque consolation dans l’espérance que de pareilles scènes de la fureur des partis ne pourraient plus se renouveler ? Et tout cela se répétait maintenant, avec de nouvelles horreurs, chez nos voisins, chez la nation la plus polie, et comme sous nos yeux, jour par jour, pas à pas ! Qu’on imagine quels mois de décembre et de janvier passèrent ceux qui s’étaient mis en campagne pour sauver le roi, et qui ne pouvaient maintenant intervenir dans son procès, empêcher l’exécution de la condamnation à mort !