Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/17

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lui dépeignait comme fort digne d’envie le sort du peintre riche, et l’idée bien russe lui venait de tout planter là pour noyer son chagrin dans l’ivresse et la débauche. Il traversait précisément une de ces mauvaises passes.

« Patiente ! Patiente ! grommelait-il. La patience ne peut pourtant pas être éternelle. C’est très joli de patienter, mais encore faut-il que je mange demain ! Qui me prêtera de l’argent ? personne. Et si j’allais vendre mes tableaux, mes dessins, on ne me donnerait pas vingt kopeks du tout ! Ces études m’ont été utiles, je le sens bien ; aucune n’a été entreprise en vain ; chacune d’elles m’a appris quelque chose. Mais à quoi bon tous ces essais sans fin ? Qui les achètera sans connaître mon nom ? Et d’ailleurs qui pourrait bien s’intéresser à des dessins d’après l’antique ou le modèle, ou encore à ma Psyché inachevée, à la perspective de ma chambre, au portrait de mon Nikita, encore que franchement il vaille mieux que ceux de n’importe quel peintre à la mode ?… En vérité, pourquoi suis-je là à tirer le diable par la queue, à suer sang et eau sur l’a b c de mon art, quand je pourrais briller aussi bien que les autres et faire fortune tout comme eux ? »

Comme il disait ces mots, Tchartkov pâlit soudain et se prit à trembler : un visage convulsé, qui paraissait sortir d’une toile déposée devant lui, fixait sur lui deux yeux prêts à le dévorer, tandis que le pli impérieux de la bouche commandait le silence. Dans son effroi, il voulut crier, appeler Nikita, qui déjà emplissait l’antichambre de ses ronflements épiques, mais le cri mourut sur ses