Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/18

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lèvres, cédant la place à un sonore éclat de rire : il venait de reconnaître le fameux portrait, auquel il ne songeait déjà plus, et que le clair de lune, qui baignait la pièce, animait d’une vie étrange. Il s’empara aussitôt de la toile, l’examina, enleva à l’aide d’une éponge presque toute la poussière et la saleté qui s’y étaient accumulées ; puis, quand il l’eut suspendue au mur, il en admira encore davantage l’extraordinaire puissance. Tout le visage vivait maintenant et posait sur lui un regard qui le fit bientôt tressaillir, reculer, balbutier :

« Il regarde, il regarde avec des yeux humains ! »

Une histoire que lui avait jadis contée son professeur lui revint à la mémoire. L’illustre Léonard de Vinci avait peiné, dit-on, plusieurs années sur un portrait qu’il considéra toujours comme inachevé ; cependant, à en croire Vasari, tout le monde le tenait pour l’œuvre la mieux réussie, la plus parfaite qui fût ; les contemporains admiraient surtout les yeux, où le grand artiste avait su rendre jusqu’aux plus imperceptibles veinules. Dans le cas présent, il ne s’agissait point d’un tour d’adresse, mais d’un phénomène étrange et qui nuisait même à l’harmonie du tableau : le peintre semblait avoir encastré dans sa toile des yeux arrachés à un être humain. Au lieu de la noble jouissance qui exalte l’âme à la vue d’une belle œuvre d’art, si repoussant qu’en soit le sujet, on éprouvait devant celle-ci une pénible impression.

« Qu’est-ce à dire ? se demandait involontairement Tchartkov. J’ai pourtant devant moi la nature, la nature vivante. Son imitation servile est-elle donc un crime, résonne-t-elle comme un