Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/20

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toujours que quelqu’un allait se mettre à le suivre, et se retournait craintivement. Sans être peureux, il avait les nerfs et l’imagination fort sensibles, et ce soir-là il ne pouvait s’expliquer sa frayeur instinctive. Il s’assit dans un coin, et là encore il eut l’impression qu’un inconnu allait se pencher sur son épaule et le dévisager. Les ronflements de Nikita, qui lui arrivaient de l’antichambre, ne dissipaient point sa terreur. Il quitta craintivement sa place, sans lever les yeux, se dirigea vers son lit et se coucha. À travers les fentes du paravent, il pouvait voir sa chambre éclairée par la lune, ainsi que le portrait accroché bien droit au mur et dont les yeux, toujours fixés sur lui avec une expression de plus en plus effrayante, semblaient décidément ne vouloir regarder rien d’autre que lui. Haletant d’angoisse, il se leva, saisit un drap et, s’approchant du portrait, l’en recouvrit tout entier.

Quelque peu tranquillisé, il se recoucha et se prit à songer à la pauvreté, au destin misérable des peintres, au chemin semé d’épines qu’ils doivent parcourir sur cette terre ; cependant, à travers une fente du paravent, le portrait attirait toujours invinciblement son regard. Le rayonnement de la lune avivait la blancheur du drap, à travers lequel les terribles yeux semblaient maintenant transparaître. Tchartkov écarquilla les siens, comme pour bien se convaincre qu’il ne rêvait point. Mais non, … il voit pour de bon, il voit nettement : le drap a disparu et, dédaignant tout ce qui l’entoure, le portrait entièrement découvert regarde droit vers lui, plonge, oui, c’est le mot exact, plonge au tréfonds de son âme…