Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/32

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

l’empereur de Chine. Tout en dînant il se donnait de grands airs, regardait d’assez haut ses voisins, et réparait sans cesse le désordre de ses boucles en se mirant dans la glace qui lui faisait face. Il se commanda une bouteille de champagne, boisson qu’il ne connaissait que de réputation, et qui lui monta légèrement à la tête. Il se retrouva dans la rue de fort belle humeur et prit des allures de conquérant. Il déambula tout guilleret le long du trottoir en braquant sa lorgnette sur les passants. Il aperçut sur le pont son ancien maître et fila crânement devant lui, comme s’il ne l’avait pas vu : le bonhomme en demeura longtemps stupide, le visage transformé en point d’interrogation.

Le soir même, Tchartkov fit transporter son chevalet, ses toiles, ses tableaux, toutes ses affaires dans le superbe appartement. Après avoir disposé bien en vue ce qu’il avait de mieux et jeté le reste dans un coin, il se mit à arpenter les pièces en jetant de fréquentes œillades aux miroirs. Il sentait sourdre en lui le désir invincible de violenter la gloire et de faire voir à l’univers ce dont il était capable. Il croyait déjà entendre les cris : « Tchartkov ! Tchartkov ! Avez-vous vu le tableau de Tchartkov ? Quelle touche ferme et rapide ! Quel vigoureux talent ! » Une extase fébrile l’emportait Dieu sait où.

Le matin venu, il prit une dizaine de ducats, et s’en alla demander une aide généreuse au directeur d’un journal en vogue. Le directeur le reçut cordialement, lui donna du « cher maître », lui pressa les deux mains, s’enquit par le menu de ses nom, prénoms et domicile. Et dès le lendemain, le