Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/50

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appartenait en propre à l’artiste et dominait le reste. Il avait approfondi le moindre détail, pénétré le sens secret, la norme et la règle de toutes choses, saisi partout l’harmonieuse fluidité de lignes qu’offre la nature et que seul aperçoit l’œil du peintre créateur, alors que le copiste la traduit en contours anguleux. On devinait que l’artiste avait tout d’abord enfermé en son âme ce qu’il tirait du monde ambiant, pour le faire ensuite jaillir de cette source intérieure en un seul chant harmonieux et solennel. Les profanes eux-mêmes devaient reconnaître qu’un abîme incommensurable sépare l’œuvre créatrice de la copie servile. Figés dans un silence impressionnant, que n’interrompait nul bruit, nul murmure, les spectateurs sentaient sous leurs yeux émerveillés l’œuvre devenir d’instant en instant plus hautaine, plus lumineuse, plus distante, jusqu’à sembler bientôt un simple éclair, fruit d’une inspiration d’en haut et que toute une vie humaine ne sert qu’à préparer. Tous les yeux étaient gros de larmes. Les goûts les plus divers aussi bien que les écarts les plus insolents du goût semblaient s’unir pour adresser un hymne muet à cet ouvrage divin.

Tchartkov demeurait, lui aussi, immobile et bouche bée. Au bout d’un long moment, curieux et connaisseurs osèrent enfin élever peu à peu la voix et discuter la valeur de l’œuvre ; comme ils lui demandaient son opinion, il retrouva enfin ses esprits. Il voulut prendre l’expression blasée qui lui était habituelle ; émettre un de ces jugements banals chers aux peintres à l’âme racornie : « Oui, évidemment, on ne peut nier le talent de ce