Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/51

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peintre ; son tableau n’est pas sans mérite ; on voit qu’il a voulu exprimer quelque chose ; cependant l’essentiel… » ; puis décocher en guise de conclusion certains compliments qui laisseraient pantelant le meilleur des peintres. Mais des larmes, des sanglots lui coupèrent la voix et il s’enfuit comme un dément.

Il demeura quelque temps immobile, inerte au milieu de son magnifique atelier. Un instant avait suffi à réveiller tout son être ; sa jeunesse lui semblait rendue, les étincelles de son talent éteint prêtes à se rallumer. Le bandeau était tombé de ses yeux. Dieu ! perdre ainsi sans pitié ses meilleures années, détruire, éteindre ce feu qui couvait dans sa poitrine et qui, développé en tout son éclat, aurait peut-être lui aussi arraché des larmes de reconnaissance et d’émerveillement ! Et tuer tout cela, le tuer implacablement !…

Soudain et tous à la fois, les élans, les ardeurs, qu’il avait connus autrefois parurent renaître en son tréfonds. Il saisit son pinceau, s’approcha d’une toile. La sueur de l’effort perla à son front. Une seule pensée l’animait, un seul désir l’enflammait : représenter l’ange déchu. Nul sujet n’eût mieux convenu à son état d’âme ; mais, hélas, ses personnages, ses poses, ses groupes, tout manquait d’aisance et d’harmonie. Trop longtemps son pinceau, son imagination s’étaient renfermés dans la banalité ; il avait trop dédaigné le chemin montueux des efforts progressifs, trop fait fi des lois primordiales de la grandeur future, pour que n’échouât point piteusement cette tentative de briser les chaînes qu’il s’était lui-même imposées.