Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/53

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acheté au Marché Chtchoukine et dont Tchartkov avait entre-temps perdu jusqu’au souvenir, enfoui qu’il était derrière d’autres toiles. Comme par un fait exprès, maintenant qu’on avait débarrassé l’atelier de tous les tableaux à la mode qui l’encombraient, le fatal portrait réapparaissait en même temps que ses ouvrages de jeunesse. Cette vieille histoire lui revint à la mémoire, et quand il se rappela que cette étrange effigie avait en quelque sorte causé sa transformation, que le trésor si miraculeusement reçu avait fait naître en lui ces vaines convoitises funestes à son talent, il céda à un transport de rage. Il eut beau faire aussitôt emporter l’odieuse peinture, son trouble ne s’apaisa point pour autant. Son être était bouleversé de fond en comble, et il connut cette affreuse torture qui ronge parfois les talents médiocres quand ils essaient vainement de dépasser leurs limites. Pareil tourment peut inspirer de grandes œuvres à la jeunesse, mais hélas ! pour quiconque a passé l’âge des rêves, il n’est qu’une soif stérile et peut mener l’homme au crime.

L’envie, une envie furieuse, s’était emparée de Tchartkov. Dès qu’il voyait une œuvre marquée au sceau du talent, le fiel lui montait au visage, il grinçait des dents et la dévorait d’un œil de basilic. Le projet le plus satanique qu’homme ait jamais conçu germa en son âme, et bientôt il l’exécuta avec une ardeur effroyable. Il se mit à acheter tout ce que l’art produisait de plus achevé. Quand il avait payé très cher un tableau, il l’apportait précautionneusement chez lui et se jetait dessus comme un tigre pour le lacérer, le mettre en