Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pièces, le piétiner en riant de plaisir. Les grandes richesses qu’il avait amassées lui permettaient de satisfaire son infernale manie. Il ouvrit tous ses coffres, éventra tous ses sacs d’or. Jamais aucun monstre d’ignorance n’avait détruit autant de merveilles que ce féroce vengeur. Dès qu’il apparaissait à une vente publique, chacun désespérait de pouvoir acquérir la moindre œuvre d’art. Le ciel en courroux semblait avoir envoyé ce terrible fléau à l’univers dans le dessein de lui enlever toute beauté. Cette monstrueuse passion se reflétait en traits atroces sur son visage toujours empreint de fiel et de malédiction. Il semblait incarner l’épouvantable démon imaginé par Pouchkine. Sa bouche ne proférait que des paroles empoisonnées, que d’éternels anathèmes. Il faisait aux passants l’effet d’une harpie : du plus loin qu’ils l’apercevaient ses amis eux-mêmes évitaient une rencontre qui, à les entendre, eût empoisonné toute leur journée.

Fort heureusement pour l’art et pour le monde une existence si tendue ne pouvait se prolonger longtemps ; des passions maladives, exaspérées ont tôt fait de ruiner les faibles organismes. Les accès de rage devinrent de plus en plus fréquents. Bientôt une fièvre maligne se joignit à la phtisie galopante pour faire de lui une ombre en trois jours. Les symptômes d’une démence incurable vinrent s’ajouter à ces maux. Par moments, plusieurs personnes n’arrivaient pas à le tenir. Il croyait revoir les yeux depuis longtemps oubliés, les yeux vivants de l’extravagant portrait. Tous ceux qui entouraient son lit lui semblaient de terribles