Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/69

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de Kolomna. À en croire la rumeur publique le sinistre usurier devait être possédé du démon : il posait à ses clients des conditions à faire se dresser les cheveux sur la tête ; les malheureux n’osaient les révéler à personne ; l’argent qu’il prêtait avait un pouvoir incendiaire, il s’enflammait tout seul, portait des signes cabalistiques. Bref les bruits les plus absurdes couraient sur le personnage. Et, chose digne de remarque, toute la population de Kolomna, tout cet univers de pauvres vieilles, de petits employés, de petits artistes, toute cette menuaille que j’ai fait rapidement passer sous vos yeux, aimait mieux supporter la plus grande gêne que recourir au terrible usurier ; on trouvait même des vieilles mortes de faim, qui s’étaient laissées périr plutôt que de risquer la damnation. Quiconque le rencontrait dans la rue éprouvait un effroi involontaire ; le piéton s’écartait prudemment, pour suivre ensuite longuement des yeux cette forme gigantesque qui disparaissait au loin. Son aspect hétéroclite aurait suffi à lui faire attribuer par chacun une existence surnaturelle. Ces traits forts, creusés plus profondément que sur tout autre visage, ce teint de bronze en fusion, ces sourcils démesurément touffus, ces yeux effrayants, ce regard insoutenable, les larges plis même de son costume asiatique, tout semblait dire que devant les passions qui bouillonnaient en ce corps celles des autres hommes devaient forcément pâlir.


» Chaque fois qu’il le rencontrait, mon père s’arrêtait net et ne pouvait se défendre de murmurer :