Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/82

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faire entendre les sons merveilleux qui apportent l’apaisement. Or c’est pour apaiser, pour pacifier, qu’une grande œuvre d’art se manifeste à l’univers ; elle ne saurait faire sourdre dans les âmes le murmure de la révolte ; c’est une prière harmonieuse qui tend toujours vers le ciel. Cependant il est des minutes, de tristes minutes… »

» Il s’interrompit et je vis comme une ombre passer sur son clair visage.

« – Oui, reprit-il, il y a eu dans ma vie un événement… Je me demande encore qui était celui dont j’ai peint l’image. Il semblait vraiment une incarnation du diable. Je le sais, le monde nie l’existence du démon. Je me tairai donc sur son compte. Je dirai seulement que je l’ai peint avec horreur ; mais je voulus coûte que coûte surmonter ma répulsion et, étouffant tout sentiment, me montrer fidèle à la nature. Ce ne fut point une œuvre d’art que ce portrait : tous ceux qui le regardent éprouvent un violent saisissement, la révolte gronde en eux ; un pareil désarroi n’est point un effet de l’art, car l’art respire la paix jusque dans l’agitation. On m’a dit que le tableau passe de main en main, causant partout de cruels ravages, livrant l’artiste aux sombres fureurs de l’envie, de la haine, lui inspirant la soif cruelle d’humilier, d’opprimer son prochain. Daigne le Très-Haut te préserver de ces passions, il n’en est point de plus cruelles ! Mieux vaut souffrir mille et mille persécutions qu’infliger à autrui l’ombre d’une amertume. Sauve la pureté de ton âme. Celui en qui réside le talent doit être plus pur que les autres : à ceux-ci il sera beaucoup pardonné,