Page:Goncourt - Journal, t3, 1888.djvu/179

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suédois, dont l’un venait d’abattre ou de blesser, coup sur coup, trois canonniers. Cela agaçait les Français, quand le capitaine s’adressant au meilleur pointeur, lui dit : « Tâche de toucher ce bougre ! » La pièce de service était un petit obusier. Le coup partit, à l’instant où la silhouette du Suédois se levait de terre. « Je crois avoir touché, mon capitaine, » dit le pointeur, et la canonnade continua toute la journée.

Le soir, au moment, où on relevait les blessés pour les porter aux ambulances, le canonnier dit au capitaine : « Je voudrais bien aller voir mon coup de ce matin ! » Le canonnier va à l’endroit où son coup avait dû porter, et trouve un vivant encore chaud, mais un vivant dont le boulet avait fait, dans la face, le creux rond d’une serpe, avait enlevé le nez, les yeux, la bouche, tout ce qui est la figure d’un homme.

Le canonnier porte le Suédois à l’ambulance. Le cas est trouvé curieux. On le panse, on s’ingénie en inventions pour le faire boire, pour le faire un peu revivre, avec des tuyaux de plume, avec je ne sais quoi… Mais voilà l’effroyablement terrible : l’homme pansé, bandé, revient à lui. On le voit, dans le premier moment, ignorant de sa blessure, se tâter de ses bras étendus, d’abord les jambes, tout doucement remonter, se tâter les cuisses, puis le ventre, l’estomac, la poitrine, puis arrivé là, s’arrêter un moment, avoir un mouvement d’épaules qui fit peur, porter enfin les mains à sa tête, à la place de sa figure, au bandage qui la recouvrait et l’arracher… On le fit vivre cinq jours.