Page:Goncourt - Journal, t3, 1888.djvu/348

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eue. J’ai maintenant pour le mendiant, un : « Je n’ai rien ! » dont l’impitoyabilité m’étonne.

8 mai. — Aujourd’hui dimanche, pour le distraire, l’arracher à lui-même, je l’ai mené dîner à Saint-Cloud. Nous avons dîné à une table sur la place, et nous avions devant nous le soleil couchant, la Seine, les grands arbres du parc, le coteau de Bellevue où Charles Edmond est heureux dans sa maison, et où je n’ose plus le conduire.

Des orgues sont venues jouer, et je me suis senti des larmes me venir dans les yeux, comme à une femme… Il m’a fallu l’entraîner contre la berge, et là, débonder tout mon chagrin, tandis qu’il me regardait, sans trop comprendre.

9 mai. — Ce lundi, il lisait une page des Mémoires d’outre-tombe, quand il est pris d’une petite colère, à propos d’un mot qu’il prononce mal. Il s’arrête tout à coup. Je m’approche de lui, j’ai devant moi un être de pierre qui ne me répond pas, et reste muet sur la page ouverte. Je l’engage à continuer. Il demeure silencieux. Je le regarde, je lui vois un air étrange, avec des larmes et de l’effroi dans les yeux. Je le prends dans mes bras, je le soulève, je l’embrasse.

Alors ses lèvres jettent, avec effort, des sons qui ne sont plus des paroles, des murmures, des bruis-