Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/238

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lèvres pincées, la sécheresse de ses paroles semblaient repousser les caresses à l’avance. Avec un sourire, Pélaguée serrait la main qu’on lui tendait et pensait : « Ma pauvre petite !… »

Un jour, Natacha survint ; tout heureuse de voir Pélaguée l’embrasser affectueusement, elle lui annonça soudain, à voix basse, entre autres choses :

— Ma mère est morte… elle est morte, ma pauvre maman !

Elle s’essuya les yeux d’un geste rapide.

— Je la regrette, reprit la jeune fille… elle n’avait pas cinquante ans… elle aurait pu vivre longtemps encore. Mais quand on réfléchit à tout, on se dit que la mort lui est probablement plus légère que la vie ! Elle était toujours seule et étrangère à tous ; personne n’avait besoin d’elle ; mon père l’avait rendue craintive par ses criailleries continuelles… Peut-on dire qu’elle vivait ? On vit quand on attend quelque chose de bon ; mais elle, elle n’avait rien à attendre, excepté des outrages !

— C’est bien vrai, ce que vous dites là, Natacha !… déclara la mère après un instant de réflexion. On vit quand on attend quelque chose de bon ; quand on n’attend rien, est-ce vivre ?

Elle ajouta en caressant affectueusement la main de la jeune fille : – Et maintenant, vous êtes toute seule ?

— Oui ! répondit Natacha.

La mère se tut un instant ; puis, elle reprit avec un sourire :

— Qu’importe ! Quand on est bon, on n’est jamais seul, on est toujours entouré…

Natacha partit en qualité d’institutrice pour un district où se trouvait une filature. La mère lui apportait de temps à autre des livres défendus, des proclamations, des journaux. C’était sa besogne attitrée. Plusieurs fois par mois, vêtue en religieuse, en marchande de dentelles ou de mercerie, en bourgeoise cossue ou en pèlerine, elle s’en allait par la province, à pied, en chemin de fer, en charrette, la besace à l’épaule ou la valise à la main. Dans les hôtels ou les auberges, sur les bateaux comme en wagon, elle se comportait avec calme et simplicité ; elle adressait la première la parole à des inconnus, et attirait irrésistiblement l’attention