Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/297

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uns, coupés, dont les souches se voyaient encore. Des ornières trop profondes avaient été nivelées ; l’eau, par ailleurs, en avait créé de nouvelles ; c’étaient les seuls changements qu’accusait la rue Creuse. Mais au bout je ne retrouvai plus ma Breure familière ; on l’avait défrichée ; les fougères, les bruyères, les genêts, les ronces avaient été extirpées ; elle était transformée en un honnête champ de culture où seules quelques pierres grises, qui continuaient à montrer leur nez, rappelaient l’ancien état de choses. Je parcourus sans émotion ce terrain qui n’était plus lui, me bornant à égratigner de loin en loin sa surface, du bout de mon bâton ou de la pointe de mon sabot, pour voir quelle était sa nature. et s’il semblait être de bon rapport. Par exemple, je revis l’horizon si souvent contemplé, la vallée fertile et, au-delà, le coteau dénudé qui précédait la forêt de Messarges. Les souvenirs de l’époque où j’étais pâtre m’assaillirent en foule ; un instant j’oubliai le reste de mon existence ; je crus être encore le gamin d’autrefois, vierge d’impressions, qu’un rien amusait, qu’un rien chagrinait. Ce ne fut d’ailleurs qu’une illusion fugitive comme un éclair.

Je parcourus une partie des cultures du domaine que je retrouvai pareilles, moins quelques arbres abattus et quelques coins broussailleux défrichés. Je passai dans le pré de Suippières, à côté de la fontaine où nous prenions l’eau jadis : elle était abandonnée ; les bœufs au pâturage y venaient boire et faisaient avec leurs pieds déraper dans son lit la terre des bords. Je longeai un grand fossé marécageux, patrie des grenouilles vertes, où je venais autrefois cueillir des janettes au printemps ; le même filet d’eau clair coulait au fond sur la même vase grise. Je suivis le chemin de Fontivier par où j’avais apporté sur mon dos Barret frappé à mort : un instant, ce souvenir m’angoissa. Enfin,