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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/299

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lier, ce qui n’est pas gai, ma foi non ! De mon côté, je me suis marié avec une autre dont je n’ai pas eu à me plaindre. En conséquence, n’en parlons plus…

Nous restâmes un moment à causer, passant en revue les principaux événements de notre vie. Lui n’avait jamais quitté le Parizet : à la mort de son père, la direction du domaine lui était advenue. Il avait bien travaillé, élevé cinq enfants, fait de bonnes parties de cartes et bu quelques forts coups. Le propriétaire, un de ces riches comme on en voit peu, le tenait en grande estime et venait de faire construire à son intention une chambre neuve où il comptait vieillir et mourir : son aîné, bien entendu, lui succéderait dans la ferme.

Nous avions, certes, une foule de choses à nous dire, et pourtant, au bout d’un petit quart d’heure de conversation, nous nous trouvâmes embarrassés. Le passé est un gouffre où s’accumulent sans relâche nos sensations de l’heure présente : les dernières ensevelies recouvrent d’une couche sans cesse plus épaisse les autres, qui finissent par ne plus former qu’un amas informe où il est dangereux de remuer et difficile de retrouver quelque chose de net.

Le moulin était au repos. Je me pris à regarder la haute cheminée de briques qui profilait dans le ciel clair son embouchure noircie. Boulois contemplait l’étang vaste que la brise légère agitait de remous paisibles et où le soleil mettait des reflets de métal en fusion. Il rompit soudain la rêverie dans laquelle nous étions plongés l’un et l’autre.

— Tiennon, me dit-il, viens donc manger la soupe avec moi…

Je refusai d’abord, mais devant son insistance je finis par accepter. Quand nous arrivâmes au Parizet, vers trois heures, il n’y avait que les femmes en train de râper des coings pour faire de la liqueur.