Aller au contenu

Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/322

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

y a soixante-dix ans. Je finis comme j’ai commencé : la vieillesse et l’enfance ont des analogies ; les extrêmes souvent se ressemblent. Quand on fait les foins, je fane encore et je râtèle. Et lorsqu’on charge, je prêche la prudence ; j’engage à faire les charrois moins gros ; je donne des conseils qu’on ne suit pas toujours. Les jeunes veulent oser, risquer le tout pour le tout, faire les malins. Mais funeste à la témérité est l’expérience que l’âge donne. Et je suis le vieux !

Mes forces, de plus en plus, vont déclinant ; j’ai les membres raidis ; on dirait que le sang n’y circule pas. L’hiver, j’ai toujours les pieds froids : Rosalie met chaque soir dans mon lit une brique chaude enveloppée d’un chiffon, faute de quoi ils resteraient glacés toute la nuit. Je me courbe ; c’est en vain que j’essaie de hausser ma taille, de porter mon regard en avant comme autrefois : non, c’est la pointe de mes sabots que j’en viens à regarder malgré tout ; le sol, que j’ai tant remué, paraît m’avoir fasciné ; il me semble qu’il se hausse vers moi pour me narguer, avec un air de me dire qu’il aura bientôt son tour. Je vois gros et je tremble un peu ; je me fais des entailles au visage en me rasant ; il m’arrive, quand je vais à la messe, de ne plus reconnaître des personnes que je connais très bien : jusqu’à mon petit Francis que je ne remettais pas lorsqu’il est venu me voir au retour du service ! Je suis un peu dur d’oreilles en tout temps et très sourd par périodes, l’hiver surtout. Dans ces moments, je ne peux pas me mettre au courant de la conversation ; il faut toujours que je fasse répéter plusieurs fois lorsqu’on s’adresse à moi ; et, malgré cela, il m’arrive de mal comprendre, de répondre de travers, ce qui fait rire tout le monde à mes dépens. Quand j’ai mangé, si je reste assis, je m’endors, et la nuit, au contraire, je ne puis souvent