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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/323

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pas dormir. J’ai des absences de mémoire impossibles : je conserve très bien le souvenir des épisodes saillants de ma jeunesse, et les choses de la veille m’échappent. Il semble que ma pensée soit tellement fatiguée des événements qui l’ont occupée au long de ma carrière qu’elle se trouve impuissante à s’intéresser à ceux qui se produisent maintenant. Le résultat est que j’aime trop parler de ces choses d’autrefois qui me reviennent et qui n’intéressent plus personne, et que j’ai sur les choses nouvelles des naïvetés qui font rire. Cela me rend un peu ridicule. Sur la physionomie de mes petits-enfants, je lis souvent cette phrase du langage d’aujourd’hui :

— Ce qu’il est rasant, tout de même, le vieux…

Oh ! oui, je suis le vieux ! Il faut bien que je le reconnaisse de bonne grâce. Mes organes ont fait leur temps ; ils aspirent au grand repos.

Et puis, vraiment, on voit des choses trop étonnantes. Dans ma jeunesse, tout le monde allait à cheval parce que les voitures ne pouvaient circuler dans les mauvais chemins. À présent, il circule des voitures qui n’ont pas besoin de chevaux… Dans un de nos champs qui borde la grand’route, j’ai gardé les cochons cet été. Là, il m’arrivait quasi chaque jour d’entendre soudain un bruit criard et disgracieux qui s’accentuait, s’accentuait…, et l’automobile passait rapide, conduisant des hommes bizarrement vêtus de casquettes et de vestes en toile cirée, et portant des lunettes de casseur de pierres : l’automobile passait, soulevant un nuage de poussière et laissant derrière elle une mauvaise odeur de pétrole.

Un jour, une petite d’un domaine voisin conduisait un troupeau de vaches dans un pré dont les barrières donnaient sur la route. Et voilà que, venant du côté de Bourbon, survint une de ces voitures, laquelle allait à