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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.


En définitive, avons-nous dit ailleurs en commentant Épicure, qu’est-ce que serait un plaisir purement personnel et égoïste ? En existe-t-il de cette sorte, et quelle part ont-ils dans la vie ! — À cette question toujours actuelle, nous répondrons comme nous avons déjà répondu : — Lorsqu’on descend dans l’échelle des êtres, on voit que la sphère où chacun d’eux se meut est étroite et presque fermée ; lorsqu’au contraire on monte vers les êtres supérieurs, on voit leur sphère d’action s’ouvrir, s’étendre, se confondre avec la sphère d’action des autres êtres. Le moi se distingue de moins en moins des autres moi, ou plutôt il a de plus en plus besoin d’eux pour se constituer et pour subsister. Or, cette espèce d’échelle que parcourt la pensée, l’espèce humaine l’a déjà parcourue en partie dans son évolution. Son point de départ fut bien l’égoïsme ; mais l’égoïsme, en vertu de la fécondité même de toute vie, a été porté à s’élargir, à créer en dehors de lui des centres nouveaux pour sa propre action. En même temps des sentiments corrélatifs à cette tendance centrifuge sont nés peu à peu et ont comme recouvert les sentiments égoïstes qui leur servaient de principe. Nous marchons vers une époque où l’égoïsme primitif sera de plus en plus reculé en nous et refoulé, de plus en plus méconnaissable. À cette époque idéale l’être ne pourra plus, pour ainsi dire, jouir solitairement ; son plaisir sera comme un concert où le plaisir des autres entrera à titre d’élément nécessaire ; et dès maintenant, dans la généralité des cas, n’en est-il pas déjà ainsi ? Qu’on compare, dans la vie commune, la part laissée à l’égoïsme pur et celle que prend « l’altruisme », on verra combien la première est relativement petite ; même les plaisirs les plus égoïstes parce qu’ils sont tout physiques, comme le plaisir de boire ou de manger, n’acquiè-