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l’irréligion de l’avenir.

derne, qu’on a remarqué tant de fois : plus l’artiste sera habile et connaîtra les procédés de son art, plus il sera porté à chercher les côtés douloureux ou risibles de la vie ; par cela même qu’il veut produire la pitié ou l’éclat de rire, l’existence sera à ses yeux un drame ou une comédie. Vivre trop exclusivement dans le monde de l’art, c’est donc toujours vivre dans un milieu factice, comme quelqu’un qui passerait son existence dans un théâtre. Le plus beau poème, la plus belle œuvre d’art a toujours des coulisses dont il faut se défier. Les jeux de l’imagination se font le plus souvent avec des dés pipés. L’art humain, pour qui s’en nourrit trop exclusivement, a donc quelque chose d’un peu malsain, d’un peu déséquilibré. La plus grande esthétique est encore celle de la nature, toujours sincère, et qui se montre toujours telle qu’elle est, sans cette tromperie qu’on appelle la parure. Aussi croyons-nous qu’une plus haute culture esthétique amènera un sentiment toujours plus vif de la nature, et c’est surtout dans la contemplation du cosmos que pourront pleinement coïncider le sentiment esthétique et le sentiment religieux épuré. L’émotion que donne un paysage, un coucher de soleil, une ouverture sur la mer bleue, une montagne blanche toute droite, ou même ce simple morceau de ciel que tout coin de terre a sur lui, est absolument pure, saine, sans rien de heurté, de trop navrant ni de trop immodérément gai. Devant la nature, l’émotion esthétique rafraîchit et délasse au lieu de fatiguer, le sourire des choses n’a jamais rien qui ressemble à une grimace ; il pénètre jusqu’à l’âme comme la lumière jusqu’au fond des yeux, et si la nature a ses tristesses, il s’y mêle toujours quelque chose d’infini qui élargit le cœur. Pour qui sent assez profondément l’immensité toujours présente à la nature et enveloppant toute chose comme le ciel, il est impossible de ne pas puiser dans ce sentiment une sorte de sérénité stoïque.