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la genèse des religions.

se détachant brusquement de la montagne, a roulé jusqu’auprès de la hutte d’un sauvage ; elle s’est arrêtée tout à coup au moment où elle allait l’écraser ; elle est restée là, debout, menaçante, comme prête à recommencer d’un instant à l’autre sa course folle : le sauvage tremble à sa vue. Croirez-vous qu’il a eu besoin de supposer dans cette pierre la présence d’un agent étranger, d’une âme, d’un esprit d’ancêtre, pour en faire un objet de crainte et de respect ? — Nullement. C’est bien le rocher même qui est son fétiche, c’est devant cette pierre qu’il s’incline ; il la vénère, précisément parce qu’il est loin de la supposer comme vous foncièrement inerte et à jamais passive ; il lui prête des intentions possibles, une volonté bonne ou mauvaise. Il se dit : « elle dort aujourd’hui, mais elle s’est réveillée hier ; hier elle a pu me tuer, et elle ne l’a pas voulu. » Que la foudre tombe trois fois de suite, à un mois de distance, sur la hutte mal située du même sauvage, il reconnaîtra aisément que le tonnerre lui veut du mal, et il n’aura nul besoin de placer en lui quoique esprit échappé d’un corps pour se mettre à vénérer et à conjurer le tonnerre. M. Spencer ne s’aperçoit pas qu’il commence par prêter à l’homme primitif une conception de la nature analogue au mécanisme abstrait de Descartes ; une telle conception donnée, il est clair que, pour se faire d’un objet ou d’un phénomène naturel un objet de culte, il faudra l’intervention d’une idée nouvelle, et cette idée ne pourra être que celle d’un esprit. M. Spencer, comme il le dit lui-même, assimile entièrement le fétichisme antique à ces superstitions modernes qui voient dans les tables tournantes ou les oscillations des chaises l’œuvre des esprits ; mais rien n’est plus arbitraire, ce semble, que cette assimilation. Un homme primitif ne peut être, en face d’aucun phénomène naturel, dans la même situation que nous : comme il ne possède point l’idée métaphysique et moderne d’une matière inerte, il n’a pas besoin d’inventer des esprits chargées de lui donner la « chiquenaude ». Un sauvage, voyant une table tourner, se dirait que la table tourne et qu’elle veut sans doute tourner ; il n’en chercherait pas plus long et si, par hasard, il avait quelque chose de bon ou de mauvais à attendre de la table, celle-ci ne tarderait pas à devenir pour lui un fétiche. Ainsi la conception d’un fétiche ne présuppose en aucune manière, comme le soutient M. Spencer, la conception d’un esprit ; il n’y a rien de si métaphysique dans le fétichisme, et c’est pour cela que