Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
la genèse des religions.

s’est présenté aux premiers peuples. Ils l’ont envisagé sous une forme toute physique. Ils l’ont résolu, ainsi que l’ont montré MM. Tylor et Spencer (après Lucrèce), par des inductions tirées du sommeil, de la léthargie et du rêve. Un corps endormi se réveille, donc un corps mort se réveillera : voilà le raisonnement. D’autre part, nous revoyons les morts en rêve ou dans les demi-hallucinations de la nuit et de la peur, donc ils reviennent. La conception moderne de purs esprits a été une conséquence indirecte et postérieure de l’idée d’immortalité, elle n’en est point le principe. Le culte des morts, des « dieux mânes, » comme les appelaient les Romains, s’explique en partie par des raisons morales ou psychologiques, par exemple le prolongement du respect filial et la crainte, en partie par des raisons toutes matérielles et fort grossières. C’est une théorie naïve appuyée sur un sentiment ; elle est encore semi-physique et semi-psychologique. La nature de l’âme des morts a été conçue de façons très diverses. Chez les Dakotas de l’Amérique du Nord, l’âme se subdivise après la mort ; une partie reste sur la terre, l’autre va en l’air, une troisième rejoint les esprits, une dernière reste près du corps ; c’est l’exemple d’une théorie déjà très compliquée formée avec des éléments tout primitifs. En général, on croit que les âmes vont rejoindre les ancêtres dans un autre monde, le plus souvent dans la terre lointaine d’où la tribu a émigré autrefois. Il y a donc là encore un lien social qui survit à la mort. Les Grecs et les Romains croyaient que, si les corps ne reçoivent pas de sépulture, les ombres ne peuvent pénétrer dans leur séjour habituel : elles restent sur terre à poursuivre les vivants ; c’est un reste des antiques croyances qui aboutissaient à la nécessité de la sépulture et au maintien des bonnes relations avec la société des morts[1].

On se conciliait les morts par les mêmes moyens que les vivants : supplications et dons. Ces dons étaient ceux mêmes qui plaisent aux vivants, aliments, armes, costumes, chevaux, serviteurs. Au Dahomey, quand un roi meurt, on lui crée une garde du corps, en immolant cent de ses soldats. De même chez les Incas du Pérou. À Bali, on immolait au sultan défunt toutes les femmes de son harem. Dans Homère, Achille égorge aux funérailles de Patrocle

  1. Voir notre Morale d’Épicure (Des idées antiques sur la mort), 3e édition, p. 105.