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GENÈSE DE L’IDÉE DE TEMPS

n’eussent pas plus songé que les boucs qui y broutaient à chercher là une forme aux traits humains ; et je mets en fait qu’il leur eût fallu aller à cinq milles de là pour que l’image géante éclatât à leurs regards en plein profil humain, nez et menton distincts, bouche murmurant des rythmes silencieux vers le ciel et nourrie au soir du sang des soleils ; grand torse, main qui eût épanché perpétuellement la largesse d’un fleuve sur les pâturages de la contrée. Il en est de même pour les temps où nous vivons ; ils sont trop grands pour qu’on puisse les voir de près. Mais les poètes doivent déployer une double vision ; avoir des yeux pour voir les choses rapprochées avec autant de largeur que s’ils prenaient leur point de vue de loin, et les choses distantes d’une façon aussi intime et profonde que s’ils les touchaient. C’est ce à quoi nous devons tendre. Je me défie d’un poète qui ne voit ni caractère, ni gloire dans son époque, et fait rouler son âme cinq cents ans en arrière derrière fossés et pont-levis, dans la cour d’un vieux château, pour y chanter quelque noir chef[1] ».

  1. Elisabeth Browning, cinquième chapitre d’Aurora Leigh.