Page:Hoefer - Biographie, Tome 26.djvu/426

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moult de gens de grand bobant (étalage) , qui s’en vinrent moult honteusement fuyant parmi le poncel ( le petit pont défendu si courageusement par lui et par le comte de Soissons ) , et s’enfuirent effréément ; ne oncques n’en pûmes nul arrêter delez ( près ) de nous , dont j’en nommeroie bien , desquels je me souderai (ne me permettrai) , car morts sont. » Parmi les prouesses de nos chevaliers dans cette désastreuse expédition, où les occasions de signaler leur courage ne manquèrent pas , les plus beaux exemples de dévouement et de bravoure héroïque et désespérée sont racontés par Joinville avec une telle simplicité qu’il semble que ce soit chose toute naturelle à ces braves chevaliers (1). Mais l’insouciance du péril, le mépris de la mort , ces vertus des chevaliers , ne sont rien aux yeux de Joinville dès qu’il y voit de l’insensibilité ; ce récit nous en offre la preuve :

« La veille de cette grande bataille (celle de Manssourah), fut mis en terre, nous dit-il, monseigneur de Landricourt , l’un de mes chevaliers à bannière. Là où il estoit dans sa bière dans ma chapelle (2) , six de mes chevaliers estaient, appuyez sur plusieurs sacs pleins d’orge, et pour ce qu’ils parloient haut et que ils faisoient noise (trouble) au prestre , je leur allai dire qu’ils se teussent, et leur dis que vilaine chose estoit de chevaliers et de gentilz-hommes qui parloient tandis que l’on chantoit la messe. Et ils me commencèrent à rire , et me dirent en riant que ils lui remarioient sa femme. — Je les enchoisonai (gourmandai ), et leur dis que telles paroles n’estoient ne belles ne bonnes , et que tost avoient oublié leur compaignon. Et Dieu en fist telle vengeance, que le lendemain fut la grande bataille du caresme prenant, dont ils furent morts ou navrés à mort, par quoi il convint de leurs femmes remarier toutes six (3). » (1) « Le roy me conta, dit Joinville, que le jour où il fut pris, il étoit monté sur un petit cheval couvert d’une housse de soie, et me die que derrière lui ne demeura de tous chevaliers ni de tous sergens que messire Geoffroy de Sargines, lequel amena le roy jusques à Casai, là où le roy fut pris, et que Geoffroy de Sargines le défendoit des Sarrazins de même qu’un bon serviteur défend des mouches le hanap ( la coupe) de son seigneur: car toutes les fois que les Sarrazins l’approchoicnt, il prenoit son espée , qu’il avoit mise entre lui et l’arçon de sa selle , et la meltoit sous son aisselle, et leur recouroit sus et les chassoit hors du roy. Et ainsi mena le roi jusques à Casai, et le descendirent en une maison, et le couchèrent au giron d’une bourgeoise de Paris comme déjà mort, etcuidoient que il ne devst fa veoir Je soir. » Ailleurs il nous dépeint Châtillon gardant seul une rue ets’élançant l’espèe au poing toute nue sur les Turcs, et, après les avoir repoussés, revenant pour ôter les flèches dont il était couvert; « puis, se redressant sur ses estriers, il estendoit les bras à tout l’espée et crioit : Châtillon! chevaliers! où sont mi prud’hommes? Et quand il se retournoit, et il yoiéoit que les Turcs estoient entrés par l’aulre chief (l’autre bout de la rue), il leur recouroit sus l’espée au poing et les en chassoit, et ainsi par trois fois en la manière susdite , jusqu’à ce que la gorge lui fust coupée. »

(2) Sa tente, où son chapelain disait la messe des morts. (3) Cette réflexion et la simplicité de ce récit rappellent Dans les Mémoires de Joinville , l’absence fo taie de cet art qui se laisse souvent entrevoir même parmi les plus admirables beautés des chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome, scmbli bien rachetée par cette noble simplicité qu n’ote rien à la grandeur des faits. Quelque: exemples justifieront , je pense , cette opinion et feront mieux apprécier le mérite littéraire di Joinville. Tel est entre autres ce récit : « Or avez ouï ci-devant les grandes persécu tions que le roy et nous nous souffrîmes, aux quelles persécutions la royne n’eschappa pas, s comme vous orrez ci-après ; car trois jours de vant qu’elle accouchast, lui vint la nouvelle qu le roy estoit prins, de laquelle nouvelle elle fu s effarée , que toutes les fois que elle s’endormoi dans son lit, il lui sembloit que toute la chambr estoit pleine de Sarrazins, et s’escrioit: — A l’aide à l’aide ! — Et pour que l’enfant dont elle estoi grosse ne périst point , elle faisoit gésir (coucher devant son lit un vieux chevalier de quatre vingts ans , qui la tenoit par la main , et toute les fois que la royne s’écrioit, il disoit : « Dame n’ayez crainte, car je suis ici. » Avant qu’ell fust accouchée , elle fist vider hors toute sa chan bre, fors que le chevalier; et s’agenouilla devai lui , et lui requit un don , et le chevalier le h octroya par son serment; et elle lui dist : « J vous demande, fist-elle, par la foi que vou m’avez baillée, que si les Sarrazins prenner ceste ville, que vous me coupiez la teste avai qu’ils me prennent. » Et le chevalier respondist « Soyez certaine que je le feray volontiers; ce je l’avoye jà bien enpensé que je vous occiroi avant qu’ils nous eussent pris. »

On n’est pas moins ému en lisant cet autre récïl aussi touchant par sa simplicité que par la tri; tesse qu’inspire en nous un acte d’héroïsme in connu de l’antiquité grecque et romaine : « 11 y avoit en l’armée un rnoult vaillant homrn qui avoit nom monseigneur Jacques de Castel évesque de Soissons. Quand il vit que nos gen s’en revenoient devers Damiette, lui qui avoi grand désir d’aller à Dieu , ne s’en voulut pa revenir en la terre ou il estoit né, mais s hâta d’aller avec Dieu ; il férit des espérons et se lança aux Turcs tout seul, qui de leur espées l’occirent et le mirent en la compagni de Dieu au nombre des martyrs. »

Les observations de Joinville sur un gram nombre de faits et d’usages nous montrent ei lui un esprit observateur, qui compare et jugeavei sagacité; ses descriptions sont d’autant plusre marquâmes qu’à cette époque les historiens et le; | chroniqueurs n’en offrent que de rares exemples | Indépendamment de ses Mémoires, Joinvïll’ nous a laissé un écrit des plus intéressants, conni sous le nom de Credo de Joinville ; on en doi la découverte à M. Paulin Paris, et M. le cheval au souvenir La Fontaine et sa fable du Vieillard et de trois jeunes hommes.